Le « couple » France-Allemagne : toujours lié mais de moins en moins exclusif
La relation franco-allemande, pourrait-on dire, a débuté lors du traité de Verdun qui partagea, en 843, l'empire carolingien entre les trois petits-fils de Charlemagne, d’où naquirent ce qui devint l'Allemagne et ce qui devint la France.
Après cette séparation se développèrent des relations basées sur un rapport de force, rapport propre à toute relation internationale, mais qui tourna souvent au rapport conflictuel, lui-même régulièrement en faveur de la France, du moins jusqu'à 1813, date de la bataille de Leipzig.
Jusqu’à 1870, l'Allemagne n’était pas considérée comme notre ennemi héréditaire tout comme la France, jusqu’au début du XIXème siècle n'était pas considérée comme « Erbfeind » par les Allemands. Cette situation dura ainsi près d’un millénaire, du IXème au XIXème siècle. Non pas que les soldats français n'aient piétiné régulièrement la rive Est du Rhin mais simplement, les Allemands étaient dispersés en une multitude d'Etats dont certains, selon les circonstances, étaient alliés à la France. La vraie rupture intervint donc au début du XIXème siècle avec l’émergence en Allemagne d’un nationalisme puissant dans les Lettres[1], la pensée, la musique, nationalisme qui se voulait moins libérateur des régimes contre-révolutionnaires de la Sainte-Alliance qu’unificateur et, sous certains aspects, purificateur de l’Allemagne[2]. Les historiens s’accordent pour considérer cependant que les prémices du nationalisme allemand se trouvent chez Luther et sa volonté d'identifier sa nouvelle religion à l'Allemagne, brisant ainsi l’idée d’universalité contenue dans le catholicisme. Or ce qui n’était qu’en germe entre Luther et la Révolution française, s’institutionnalisa après elle, notamment avec la malheureuse idée que celui qui parle allemand ou un dialecte germanique est forcément un Allemand. Ce fut la deuxième mort de Goethe, la victoire de Fichte et Herder sur Goethe et Lessing.
Paradoxalement, c’est lorsque l’Allemagne commençait à rassembler toute son énergie pour tendre vers le but de l’unité, qu’elle trouva des alliés indirects, que cela soit Napoléon Ier instituant le Rheinbund conduisant à une simplification de la carte de l’Allemagne mais surtout Napoléon III, avec sa volonté de faire appliquer partout le principe des nationalités et d’encourager l’Allemagne à l’union. Dans la même période, la relation franco-allemande, coté français, était dépassionnée et même assez bienveillante. Cependant l’échec du monde germanique face à Rome, dont la France était considérée comme fille aînée, l’échec du Saint-Empire face aux Capétiens et aux Bourbons, l’échec du Saint-Empire dans son désir d’unité, firent que l’Allemagne, et non l’Italie, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, détestait et jalousait son concurrent continental, la France. Finalement cette frustration ne cessa pas avant 1945 et l’écrasement des prétentions hégémoniques allemandes.
L’après-guerre marqua le début du rapprochement franco-allemand. On a souvent l’impression qu’à ce sujet, tout a été dit et tout a été écrit. Cette impression provient qu’en France, sur ce thème, les grands médias répètent inlassablement la même chose : l’exemplarité du rapprochement au sortir de la guerre, l’importance du couple franco-allemand dans la construction européenne, la merveilleuse entente entre de Gaulle et Adenauer, la touchante complicité entre Giscard d’Estaing et Schmidt, la série d’images-culte telles que de Gaulle et Adenauer à Reims, Mitterrand et M. Kohl à Douaumont… En fait, les choses ne sont pas aussi merveilleuses car sur une base de réalité, toute une mythologie s’est édifiée de ce coté-ci du Rhin, probablement par la pompe des grandes rencontres. La description de la relation franco-allemande est cependant largement restée collée à cette image du merveilleux et de l’inattendu.
Si c’est à partir de 1945 et sur les instances des Américains et de leur homme-lige Jean Monnet qu’un changement structurel intervint dans les relations entre la France et l’Allemagne, l’affaire prit indéniablement un autre tour lors de l’initiative gaullienne d’un traité d’amitié avec l’Allemagne. La France du Président de Gaulle souhaitait créer un noyau dur européen face à la toute-puissance américaine. Le Benelux et l’Italie s’y opposant, elle proposa à l’Allemagne de créer ce partenariat à deux. A ce sujet les interprétations françaises données plus tard sur la volonté gaullienne de recréer l’espace carolingien, quoique sympathiques, relèvent largement du romantisme politique. Adenauer, poussé par une opinion publique préférant l’Amérique aux partenaires européens, resta tout d’abord plutôt circonspect. Il convient d’ailleurs de se souvenir que le Traité de l’Élysée, à peine l’encre des signatures séchée, avait été en partie vidé de sa substance par le Bundestag qui, par un additif, y infiltra unilatéralement la réaffirmation de l’assujettissement de la RFA à des tierces puissances. Le geste du Président de Gaulle fut en quelque sorte trahi dès l’origine. Il en résulta que l’initiative ne fut finalement pas d’une ampleur particulière hormis la solennité que revêt tout traité, ce d’autant que des institutions bilatérales avaient déjà été créées dans les années 50, en matière de défense et de culture. En fait d’affectio societatis, il semble donc bien que des doutes planaient dès le début.
Ainsi, parler d’amitié franco-allemande sur la base du Traité de l’Elysée n’a pas de sens et c’est bien le début du mythe, du moins coté français. Car en Allemagne, ce mythe n’existe pas. Une amitié existait sans doute entre de Gaulle et Adenauer. Mais d’amitié franco-allemande, en Allemagne, il n’a jamais été question, du moins cette expression n’est pratiquement jamais employée. Aujourd’hui encore, on parle en Allemagne de tandem ou de partenariat franco-allemand. En France, la période déterminante dans l’interprétation de la relation franco-allemande a été celle des mandats de Giscard d’Estaing et Schmidt (1974-1981). Les deux pays eurent à faire face aux conséquences de la crise monétaire de 1971 et aux chocs pétroliers. C’était la fin des Trente Glorieuses et aussi du miracle économique allemand. Face à la crise, l’excellente entente des deux hommes servira de modèle aux suivants et entraînera surtout une relecture de la relation franco-allemande depuis l’après-guerre, dans le sens d’une amitié spontanée et sans nuage. C’est l’effet grossissant le plus important subi par le mythe, créé en France, du Traité de l’Elysée. Du reste, il est remarquable que la France, par ses dirigeants, se rende régulièrement auteur de manifestations affectives ostentatoires et souvent dédaigneusement repoussées. Le relatif échec de l’offre gaullienne aurait dû éveiller la prudence mais, progressivement, au gré des changements de personnel politique, les souvenirs s’estompèrent. C’est ainsi qu’en 1984, le président Mitterrand crut bon, à Douaumont, dans un geste démonstratif très latin, de prendre la main du chancelier Kohl, qui n’en demandait pas tant, renouvelant unilatéralement l’offre d’amitié. Ceci n’empêcha pas le même chancelier, dans le dossier le plus important de cette fin de siècle, de violer cinq ans plus tard l’engagement bilatéral de concertation sur les sujets diplomatiques d’importance, en présentant son plan en dix points pour la réunification allemande, sans même information préalable des alliés et singulièrement du partenaire français. Dans un registre moins dramatique, en 2003, Dominique de Villepin alors ministre des affaires étrangères, évoqua l’idée d’une fusion des Etats français et allemands. Certes des politiciens allemands avaient quelques années auparavant lancé l’idée d’un noyau dur franco-allemand mais sûrement pas d’une fusion. Sans nul doute inacceptable pour chacun des deux peuples, si l’on en juge par la difficulté des Allemands à se séparer du deutschemark et des Français à accepter le Traité constitutionnel (2005), cette proposition fit l’objet d’un accueil incrédule en Allemagne. Plus récemment en 2010, le gouvernement français lança l’idée d’un ministère franco-allemand pour donner un nouvel élan à l’axe Paris-Berlin. Ecartée d’emblée par la Chancellerie allemande, la France se ridiculisa une nouvelle fois dans cette posture d’amoureux éconduit. Enfin, en mars 2013, l’ancien premier ministre François Fillon se déclarait favorable à « une forme de confédération franco-allemande, sans quoi l’Europe n’a aucune chance de s’en sortir »[3]. On imagine les sourires narquois que peuvent provoquer outre-Rhin ces déclarations d’intention qui n’ont aucune chance de recueillir le moindre écho favorable. La France devrait cesser de proposer des projets chimériques par la voix de ses officiels, l’Allemagne privilégiant le national pour elle-même (voir l’« Energiewende », tournant énergétique, par exemple) et plaidant le relativisme et le cosmopolitisme à l’extérieur. Comme le précise l’eurodéputé fédéraliste français Robert Rochefort, surpris de constater que les eurodéputés allemands se réunissent, toute tendance confondue sur la base de leur nationalité, avant les sessions du parlement européen, « il faut s’interroger sur la nature de l’incontestable cohésion des Allemands au sein du Parlement européen. S’agit-il d’une défense nationaliste ou d’une méthode de travail […] ? Vous verrez des délégations de députés, quels que soient leurs groupes politiques, se réunir dans les bureaux de Strasbourg à 7h30 du matin pour, en quelque sorte, des concertations nationales (…) »[4]. Quant à nous, il faut nous interroger sur l’ignorance totale de la pensée allemande chez la plupart de nos dirigeants. Les Allemands ne sont pas des Français qui parlent une autre langue, tel serait sans doute le premier enseignement à transmettre à nos élus non germanophones et peu au courant des réalités allemandes. Laissons cependant aux personnalités françaises citées ci-dessus le bénéfice de l’idéalisme et de la bonne volonté.
En résumé, c’est bien la coopération intra-européenne, dans la CEE puis l’UE, qui a provoqué la mise en place d’un tandem franco-allemand, fonctionnant d’ailleurs de façon de plus en plus cahotante, bien plus que la supposée affection réciproque. Cet abus de langage qui consiste en France à parler de couple franco-allemand ou d’amitié franco-allemande n’a donc aucun sens. Encore une fois, ces termes ne sont pas employés en Allemagne. De plus ce sentimentalisme balourd est dangereux par le fait qu'il contient en lui-même la perspective de ce qu’il convient justement d’éviter : une rupture.
Alain Favaletto
auteur de "Allemagne : la rupture ?" (2013)
[1] Elias Canetti dans « Masse et puissance » remarque par exemple que les chansons et poèmes chantant la forêt insistent souvent sur son caractère allemand là où d’autres poètes européens exaltent la nature sans vouloir la « nationaliser ».
[2] Cf par exemple l’autodafé organisé par les étudiants de la fête libérale de la Wartburg (1817).
[3] Voir Le Figaro, 01/03/2013.
[4] Voir Figaro Magazine, 11/01/2013
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