Le CPE et l’impensé de la société française
Le CPE, quels enjeux, quel malaise, quelle société ? J’irai manifester le 28 sans profondes convictions, mais parce qu’il faut choisir un camp, et c’est cela la démocratie.
La fronde anti-CPE traduit un malaise de la jeunesse, nul n’en doute. A crise de grande ampleur doit répondre réflexion de bonne envergure. Celle-ci étant absente des médias, on pourrait en conclure que le malaise de la société française est aussi lié à son incapacité à se penser. En guise d’illustration, il suffit de reproduire les lieux communs et autres préjugés stupides, du style : les jeunes veulent tous être fonctionnaires, avoir une paye correcte en travaillant un peu. Autre champ, celui des responsabilités de la situation française. Euréka, c’est la génération 68, celle des parents et presque grands-parents qui ont voulu la révolution, puis se sont confortablement installés dans leurs pénates, maison, divorce, remariage avec une épouse plus jeune, investissement et maintenant retraite, et tous les ans, des voyages dans les îles. Le CPE, il paraît qu’il va créer des tas d’emplois ; mais a-t-on interrogé les patrons ? Peu probable, ce contrat ayant été concocté dans la pénombre d’un cabinet de Matignon, à moins qu’il n’y ait eu un cabinet noir avec des enquêtes non officielles. Bref, la société nage en plein marasme, et si crise il y a, c’est celle de l’intelligence.
Rappelons que la génération 68 est autant celle des barricades que celle des conservateurs. On sait qu’après 1789, la France a retrouvé et fait fructifier son héritage avec une alternance et/ou combinaison entre libéraux, jacobins, conservateurs, et qu’après Mai 68, le devenir de la France n’avait pas lieu d’être assumé par un seul des camps, et c’est ce qui fut fait sous Pompidou, Giscard puis Mitterrand. Michel Serres a évoqué ce matin sur les ondes de France Inter un problème de transmission d’héritage, une sorte de coupure plus que de rupture. Ce devrait être le point de départ d’une réflexion sur le malaise français. Mettre en avant le spirituel et le politique, les valeurs et l’autorité, plutôt que la crise économique et la peur de l’avenir. Ce n’est que sagesse ! N’a-t-on pas critiqué la construction européenne parce qu’elle mettait en avant l’économie au lieu de façonner l’unité politique et disons, une certaine souveraineté de l’idée européenne doublée d’une constitution d’une autorité supranationale. Que ce soit possible ou non n’est pas établi, ni à l’ordre du jour, l’Europe se fera dans cinquante ans, mais s’agissant de la France, ces questions sont pertinentes.
Nous sentons tous que cette question de l’héritage de Mai 68 reste d’actualité, bien que ce soit un peu tard, et qu’il faille s’attendre à voir la crise d’étendre, autant que le fossé générationnel et la tectonique sociale. Qui a écrit le testament de mai ? Et dans la négative, qui pourrait l’écrire ? Quelles valeurs transmettre ? A moins que ce ne soit plus à l’ordre du jour. La France traverserait une période de transition, chaotique, en attente d’une refondation sociale remise à une ou deux décennies. Cette réflexion arrive en bout de course, traduisant l’incapacité de ma pensée à inventer du neuf, à faire des propositions, à écrire un héritage, comme si l’économie avait anesthésié la société. En revanche, rien n’est plus facile que de sacrifier à la facilité pour les faiseurs d’opinion et pour les intellectuels, de saisir et d’analyser cette facilité, tout en dressant le constat complet du malaise. En une phrase, on sait comment la société dysfonctionne, on peut arriver à savoir pourquoi ; par contre, il est extrêmement difficile d’apporter des solutions d’ensemble, complètes, sauf à proposer des aménagements techniques. Le CPE en est un parmi tant d’autres, et ce que la jeunesse a compris, c’est que le CPE n’est qu’un pansement destiné à calmer la plaie sociale pendant quelque temps, tout en la masquant, et en même temps, en légitimant un gouvernement qui, à l’instar d’un médecin, peut se prévaloir d’une action thérapeutique sur un mal.
Bon, il est temps que ça se termine, cette affaire. J’avoue moi-même ressentir un malaise, comme au moment du TCE, sachant très bien pour quelles raisons j’étais contre, pas les mêmes que celles affichées par les différents partis et factions, sans savoir exactement ce qu’on pouvait proposer de différent, hormis quelques pistes de réflexion personnelle, mais comme ma voix reste isolée, alors la lettre reste morte. Le CPE, c’est pareil, je sais pourquoi je suis contre, sans proposer d’alternative, excepté les mêmes idées que dans le contexte du TCE. Utopique ? Je n’en sais rien, étant isolé. Même si le CPE peut créer (en création nette, pas en substitution de contrat) dans l’année 10 000, voire 50 000 emplois, la légitimité de l’opposition me paraît incontestable, dans la mesure où elle refuse le CPE en tant que cheval de Troie légitimant les orientations téléologiques d’un système (à noter la tendance similaire en Allemagne, où les dispositions du CPE français vont être transposées), dont l’objectif est la croissance avec le profit sélectif, autrement dit la croissance inéquitable qui, hélas, sait montrer son efficacité. En face, les opposants n’ont pas de propositions. Et les cercles de réflexion ou bien ont conclu qu’il n’y a pas d’alternative, ou bien n’ont pas fait honnêtement leur boulot.
Une fois de plus, la clé est dans quelques pensées, comme celle d’Ellul, philosophe absent des débats ici. La machine, économique, technocratique, politique, est au service d’une croissance aveugle de la technologie. Interdisant tout choix de société sur le rythme et la maîtrise du progrès. Tout ce qui peut perfectionner la technique, l’efficacité, et produire du profit doit être réalisé.
Donc, il est vain de croire en un bon choix contre un mauvais. Il faut ou bien rester en retrait, indifférent, résigné ou snobant la comédie des pouvoirs, ou bien s’impliquer, ce que je fais non sans le risque de paraître utopiste, idéaliste, manipulé, etc., aux armes. Oui, l’enjeu du CPE n’est pas si gigantesque que cela, mais il est loin d’être insignifiant. Il ne faut pas se résigner. L’humanité a dompté la Nature, elle a les capacités de dompter la Technique qui est devenue sa seconde nature. La situation est à l’image des années 1930, mais toutes proportions gardées. A cette époque, la bataille imposait le choix entre fascisme et communisme. Ces deux options n’ont plus cours. Actuellement, le choix est entre pro- et anti-CPE. L’Europe a accouché d’autre chose que le fascisme et le communisme après 1945. Nous vivons sur cet héritage mais l’économie a changé la donne. Alors j’espère que d’ici vingt ans, on aura autre chose que cette opposition entre pro- et anti-CPE, un système complètement nouveau, équitable, avec des dispositifs aussi étranges pour nous qu’auraient pu l’être la Sécu et autres pour nos ancêtres des années 1930. Si le progrès économique décide de mettre l’homme au centre du dispositif politique, alors il en résulte des nouveaux droits, et une solidarité nouvelle. Cela dit, il se peut bien que les gens et les politiques aient abusé de cette solidarité et que cette fois, il n’y ait pas d’autre option que la rigueur. Voilà, je n’en sais rien, je doute, et je vis.
J’y serai, le 28, pour des raisons politiques. Je ne supporte plus Chirac, et de Villepin m’indispose, mais vous l’aurez compris, ma critique va bien au-delà de ce mouvement d’humeur. Disons que c’est un moment synthétique, la coupe est pleine.
3 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON