Le crépuscule d’une nation
Le dernier agent
Au crépuscule de ma carrière au service des autres, je contemple le désert qui s'ouvre devant moi. Je suis le dernier, de descendance je n'aurai. Il fallait bien que cette longue et belle histoire du bien public, s'achève. J'étais le dernier fonctionnaire de ce doux pays de France !
Depuis quelques générations, au début du règne du Petit Nicolas, la mécanique morbide s'est mise en route. Puis la dynastie a poursuivi l'œuvre du maître. À tour de rôle, les siens ont prolongé cette éradication terrifiante. Tout bascula en 2012, quand fort mal en point, il unit ses forces à celles d'une droite extrême pour confisquer le pouvoir et la démocratie.
En moins de trente ans, à chaque cohorte, la liste des partants ne cessait de croître. L'arithmétique macabre de cette soustraction fonctionnariale s'accéléra au fil du temps. Après les retraités que l'on ne remplaçait plus, ce fut au tour des boiteux, des supposés inutiles, des trop lents à quitter le paysage français. Plus le mouvement d'assainissement des finances publiques s'accélérait à la demande du FMI, plus nos effectifs fondaient comme neige au soleil !
Les charges de travail devinrent si considérables que même les plus costauds faillirent à leur tour. Il y eut, selon la sinistre mode de cette époque d'entrée dans la dynastie, une vague de suicides qui éclaircit nos rangs. Puis, sous le règne de Jean, le fils prodigue, ce furent les immolations en place publique qui prolongèrent notre chute, sans provoquer pour autant de révoluttion des consciences.
Pendant la régence de Carla, nous espérâmes bien naïvement une pause, un moratoire comme ils disaient à l'époque. Que nenni ! Une pandémie soudaine, une grippe grecque contre laquelle la campagne de vaccination exclut les ultimes agents de l'état, et la courbe funeste devint exponentielle.
La fonction publique agonisait dans l'indifférence des urbains et dans le silence des secteurs ruraux, définitivement coupés du monde. Le pouvoir ne manquait pas d'imagination, d'humour ou d'à propos, pour suppléer au vide qu'il créait ainsi. Les retraités furent un temps sollicités pour compléter des pensions qui ne nourrissaient plus son homme.
Des sociétés privées, fidèles parmi les fidèles du clan au pouvoir, se taillèrent la part du lion. Nicolas entama cette longue série de mutations. Provocateur comme il était, il confia à la société Karcher la sécurité civile. Puis Rolex se vit confier le Trésor public, Bouygues l'équipement du territoire, Cartier, l'hygiène alimentaire, Boloré l'écologie et Dassault la défense nationale. L'enseignement tomba dans l'escarcelle ces casinos Cartouche, on se demande encore pourquoi !
Les unes après les autres, les administrations fermaient boutique en bradant des bâtiments somptueux à des financiers ravis de l'aubaine. Curieusement, ce furent nos chefs du sommet, ces hauts fonctionnaires mythologiques qui furent les plus désappointés. Après quelques bonnes reconversions, les places dignes de leurs exigences vinrent à manquer et beaucoup connurent alors les affres de l'indigence.
Concomitamment, la baisse considérable du salaire minimum dynamisa un temps l'économie et surtout les profits. Les anciens fonctionnaires, malgré la déplorable réputation qui leur était faite, trouvèrent des emplois de misère et démontrèrent ainsi qu'ils étaient courageux. Enfin, quand mon dernier collègue partit pour un monde bien meilleur, on pensa un temps ouvrir un demi-poste, puis l'idée se perdit dans les arcanes d'un pouvoir sans administration.
Je suis le dernier, fatigué et dépité, je n'espère plus rien. La retraite ? Jamais je n'atteindrai les soixante annuités nécessaires aujourd'hui. J'étais chargé de contrôler le respect du salaire minimum. Celui-ci vient de disparaître et ma mission est terminée. Tous les droits du travail ont été abrogés, il serait question de rétablir l'escalavage à la condition de nourrir et de loger convenablement ces pauvres hères !
Demain, j'irai me jeter dans la corbeille du Palais Brognard après avoir avalé bien des pilules et quelques couleuvres comme tous ceux qui étaient mes concitoyens au lointain temps où nous étions encore en République. J'ai choisi ce geste symbolique pour signifier la fin d'une espèce très exposée et si mal jugée du temps où chacun aimaient à se moquer des fonctionnaires. Depuis, les regrets sont amèrs, les lamentations éternelles mais c'est bien trop tard, le mal est depuis longtemps déjà, irréversible.
Ultimefonctionnairement vôtre.
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