Le cri de Douguine : Tuer la modernité, une fausse bonne solution
Douguine[1] est l’un des penseurs de la modernité, peut-être à l’égal de René Guénon si l’on peut se permettre le dangereux exercice d’établir des égalités dans la pensée.
Nonobstant cet aspect, les deux constatent pour des raisons différentes une forme d’échec de la modernité. Comme tant d’autres avant eux, ils l’analysent en termes de manque. Peut-on les suivre ou doit-on errer dans une autre direction et s’interroger : Ne demandent-ils pas à la modernité ce qu’elle ne saurait donner ?
La plus belle fille du monde ne peut offrir que ce qu’elle a dit-on. Douguine, Guénon, ne commettent-ils pas justement l’erreur de demander à cette belle femme des satisfactions hors de sa portée ?
Vous rappelez-vous cette chanson de notre enfance ? Aux marches du palais ? Je vais vous en proposer une lecture personnelle, probablement fausse, mais peut-on trahir un texte dont l’origine se perd dans la nuit des temps ?
Assimilons cette jolie fille à la modernité, si vous le voulez bien. Elle est si belle et tous la désirent pour sa beauté, car vous remarquerez qu’à aucun moment le texte n’évoque les qualités d’âme de la belle. Est-elle cruelle, douce, gentille ? Nous l’ignorons et l’attraction exercée sur les uns et les autres fait l’impasse pour se concentrer sur cette extraordinaire beauté physique.
Autorisons-nous alors, une première comparaison avec la modernité. Celle-ci n’a aucune qualité spirituelle ou intellectuelle. La modernité se réduit à utiliser des sources d’énergies toujours plus puissantes pour assister l’homme soit dans la création de richesses physiques, soit intellectuelles.
Rien ici ne vous parle de valeur spirituelle, de vivre ensemble ou d’élan vers une vie meilleure. La modernité se réduit à donner des moyens neutres en eux-mêmes. En ce sens, la modernité est à l’avenant de la science dont elle est issue : Neutre !
Elle vous permet de produire davantage et là est sa force comme sa limite. Plus de quoi ? Peu importe, plus d’exemplaires de « Mein Kampf » ou de recueil de poèmes. Plus de casseroles pour les ménagères ou davantage d’obus pour des canons. La modernité est un apport quantitatif et non qualitatif à la société humaine.
Et peut-être est-ce la nôtre tort : Si nous avons décidé de produire plus de « Mein Kampf », que de recueils de poèmes, qui porte la responsabilité ? Peut-être, au lieu de déplorer un monde triste devrions-nous nous en prendre à nous-mêmes, incapables de créer un projet solide, émancipateur de l’être humain.
Comme dans aux marches du palais, la belle est-elle responsable si les prétendants portent leur intérêt sur son physique ? De ces appétits grossiers et brutaux ? Il en va de même pour la modernité, que nous pourrions utiliser bien autrement.
Mais, comme pour les sorcières, souvent coupables d’avoir attiré l’œil par leur envoûtante beauté, nous rendons la modernité responsable de nos faiblesses.
Comme nous le constations, la modernité est quantitative et cet apport doit être pris pour ce qu’il est : Davantage de choses, de biens, de richesses, mais la modernité ne contraint nullement les allocations. Et peut-être est-ce là, notre drame, nous avons attendu de cette formidable transformation des rapports productif un progrès social et humain que sa nature n’impose pas. Elle se contente de les permettre.
Le XIXᵉ siècle vit ainsi l’invention de plus de mille systèmes politique différents. Trois d’entre eux passèrent l’épreuve du feu de la mise en œuvre : Nazisme, communisme, libéralisme.
« Douguine brise les trois piliers du XXe siècle : le libéralisme, le communisme, le fascisme. C’est fini. Terminé. Mort, ou pas loin. Le libéralisme, le dernier zombie debout après l’effondrement de l’Union soviétique, nous entraîne tous dans un cauchemar mondial. »
On ne saurait mieux dire et porter le fer dans la plaie. On reconnaît là, la marque d’un immense penseur capable de dominer l’ensemble de la pensée de son temps. Puisse-t-il me permettre une objection ? Certes, les doctrines sont mortes et pour la plupart enterrées, mais qu’est-ce qu’une doctrine ? Une manière d’expliquer le monde : un masque posé sur un réel mal dominé et l’erreur n’est peut-être pas tant dans les doctrines que dans l’œil des zélotes tant désireux de parer leur belle de toutes les vertus pour éviter le nécessaire travail critique ! Le XXᵉ siècle et le début du XXIᵉ nous laissent ainsi, un héritage de cendre et de sang, prix d’un formidable déchaînement de la matière que notre hubris a échoué à maîtriser.
En réalité, il nous manque un outil pour comprendre le monde moderne !
Nous nous contentons de plaquer une abondance dont nous comprenons mal les enjeux sur les modèles antérieurs tous issus de la période agraire où la misère de l’immense majorité de la population était une nécessité vitale en raison de la faible productivité agricole !
Là, se place ma principale objection, puissent les penseurs comme Douguine et René Guénon me la pardonner : La spiritualité, fut un moyen d’expliquer la misère, de la faire accepter ! Nos grands systèmes de valeurs, s’ils peuvent s’avérer utiles pour la stabilité psychologique des peuples, ont été imposés aux populations par la contrainte matérielle.
La modernité supprime cette contrainte et nous ramène peut-être à une vérité humaine peu ragoûtante : Nous sommes en réalité prisonniers de nous envies matérielles et désormais, trop parmi nous peuvent les exaucer !
En ce sens, la spiritualité classique est impossible en période moderne. Est-il nécessaire d’en avoir une ? La réponse est comme toujours à nuancer : Combien d’humains peuvent assumer un monde purement matérialiste ? Sans peur d’un après ou ils ne seront plus, sans demander un souverain bien auquel se dévouer ? Il convient de proposer des modèles au moins pour une partie significative de la population. Ainsi, les grands totalitarismes ont pu piocher dans cette frange en recherche d’un absolu pour lequel s’engager et peut-être même se sacrifier !
Nous en revenons ainsi à la belle dans une autre acceptation : Dans une société où le logement, la nourriture, les vêtements ne créent plus de différence, quel moyen demeure-t-il de montrer sa supériorité sociale ? La modernité permet intrinsèquement un égalitarisme avec une seule exception : Levy Strauss remarquait dans sa thèse que le seul élément rare dans les sociétés était les femmes, car elles sont de beautés différentes et peuvent donc être classée sur une échelle. La belle constitue donc l’ultime marqueur de supériorité, un appel aux instincts primitifs de reproduction.
La modernité, par sa mise à bas des marqueurs de supériorité sociale, appelle alors à l’instauration d’échelles sociales imposées hors de toute nécessité matérielle. L’enjeu est de préserver la hiérarchie engrainée dans le code génétique humain !
Faute de trouver une spiritualité susceptible de recréer une hiérarchie dans un monde où la population est désormais formée à un haut niveau de culture et d’éducation, on s’oriente vers une structure sociale imposée.
De là, tant de mensonges, de crises et probablement la base des politiques de destruction sociales que beaucoup déplorent. La belle doit être désormais réservée aux bons : Les héritiers du pouvoir et des grandes fortunes !
On peut alors craindre le retour d’un modèle social où une large partie de la population sera réduite à exister dans une sorte de quart monde imposé de force.
Revenons-en à la chanson :
Elle a tant d'amoureux.
Qu'elle ne sait lequel prendre, lon la.
Chacun s’attend à la voir épouser un prince, un baron, un marchand et assurer son avenir matériel en contrepartie de sa beauté. Au contraire, la préférence sera donnée au petit cordonnier.
Non pas pour son apport matériel, mais en raison du discours :
Nous y serions heureux, nous y serions heureux
Jusqu'à la fin du monde, jusqu'à la fin du monde
Il lui parle de durer ensemble, de savoir être heureux, l’invocation de ces valeurs humaines au-delà du matériel et que nous oublions un peu !
Peut-être est-ce là l’enjeu de la modernité : comment créer une société d’émancipation et de progrès social. Trop souvent, nous avons construit une société inspirée des machines au lieu de nous en servir pour nous libérer du pesant labeur.
La modernité ne l’impose pas et la spiritualité échoue à s’imposer d’elle-même alors, nous devrons fixer politiquement les conditions pour conduire les populations au bonheur ou faire leur malheur.
Cela suppose de pénétrer les fondements de la modernité. Certes, elle peine à passer de la troisième à la quatrième révolution industrielle, car la fusion demeure à réaliser. Il nous faut comprendre comment assurer la croissance nécessaire pour offrir un niveau de vie "occidental" à l’ensemble de l’humanité. L’effort est bien moins démesuré qu’il le semble, il exigerait de multiplier seulement par quatorze la production mondiale.
Ensuite, il nous reviendra d’établir un "contrat social", car même si Rousseau séduit peu mon âme noire, la seule solution matérialiste demeure un accord politique. Au contraire des dogmes spirituels présumés vrais de toute évidence, elle se réduit à l’établissement de coalition d’intérêts entre groupes sociaux ! La modernité, en supprimant toute transcendance rendra les luttes politiques beaucoup plus dures et il sera impossible désormais de se réfugier derrière la nature, Dieu ou tout autre dogme réduit en notre temps à une opinion parmi d’autres.
D’où l’usage ou l’instrumentalisation de nouveaux dogmes, comme la science ou le marché, élevés au pinacle pour remplacer ces idéologies dont Douguine nous annonce la mort. Sont-ils meilleurs ? Probablement pas, mais ils n’ont pas eu le temps d’être dévalués et serviront donc aux escrocs politiques pendant une ou deux décennies s’ils savent ménager leur capital[1] !
Sachons nous méfier de ces faux dieux, moyens de capter notre bienveillance, pour nous conduire à signer les projets politiques de certains qui ont eux compris la formidable liberté organisationnelle que nous confère la modernité. Et peut-être est-ce là la plus grande inquiétude du matérialiste que je suis envers les théoriciens prêts à jeter la modernité au nom d’une spiritualité ressuscitée d’un passé fantasmé.
Non ! Nous devons penser le monde de demain en renonçant aux solutions toutes faites :
C'est un autre avenir qu'il faut qu'on réinvente
Sans idole ou modèle pas à pas humblement
Sans vérité tracée sans lendemains qui chantent
Un bonheur inventé définitivement
Un avenir naissant d'un peu moins de souffrance
Avec nos yeux ouverts en grands sur le réel
Un avenir conduit par notre vigilance
Envers tous les pouvoirs de la terre et du ciel
Jean Ferrat : Le Bilan !
Que dire de plus ? La voie nous est tracée, la mission fixée, nous devons construire le monde de l’automatisation où l’homme, libéré des contingences matérielles devra apprendre à exister. Les solutions sont nombreuses, de la liquidation des surnuméraires à la société de revenus universel pour citer quelques exemples aujourd’hui dans le débat, nous devons créer les bases philosophiques des siècles à venir, pour nous rendre la vie ensemble possible !
NB : Pour ceux désireux d’approfondir la réflexion, je vous propose en annexe un passage d’un de mes livres en cours de réécriture :
— J’ai beaucoup repensé à cette histoire avec les centriens[2]. Théoriquement tu as raison. Avec leur capacité industrielle ils devraient être heureux et ne pas devoir se poser de questions. Cela nous a d’ailleurs à tous sauvés la vie, mais je crois que tu sous-estimes l’homme. Il est complexe et lorsque tu as résolu d’un coup la plupart de leurs problèmes tu en a créé un autre : Tu as enlevé le sens de leur vie. L’homme a du mal avec l’oisiveté et madame Cauet[3] malgré toutes ses qualités n’a pas reconnu le problème. Pour cette raison aucun autre modèle sociologique n’a été développé.
(…)
— Les gens ont besoin d’un sens à leur vie, toi tu es naturellement doué pour t’en donner un. Ainsi tu montres aux autres qu’ils ne sont pas à ton niveau. Louis et moi on a eu la chance de te suivre, ça nous a donné un objectif et une aventure à laquelle participer. Mais les autres ?
T0-Le solitaire des Étoiles
[1]La covid démontre que ce ne sera probablement pas le cas, la science en sort formidablemement dévaluée.
[2]Centrus est un monde qui a eu la chance de bénéficier d’une immense puissance industrielle dés sa fondation. Les colons ont donc tout eu sur un plateau sans devoir effectuer le moindre travail. Perdu dans l’oisiveté, les colons n’ont pas trouvé de sens à leur existence. Ce monde connaîtra une certaine décroissance démographique compensée par une immigration.
[3]Maire de Centrus
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