Le défi de la souffrance au travail
C’est dans le travail, dans son organisation et dans les modes de gestion, que le stress et la souffrance trouvent leur source. Il faut dépasser l’urgence et l’approche psychologique individuelle.
Dans le bouillonnement des chantiers sociaux ouverts, il en est un dont on est sûr qu’il ne se refermera pas de sitôt, c’est celui de la prise en charge des risques psychosociaux. La médiatisation du rapport Légeron-Nasse (1) et les attentes que suscite la négociation sur le stress au travail illustrent l’amorce d’une prise en charge collective du sujet. Deux priorités apparaissent. D’abord, un besoin de comprendre. Stress, de quoi s’agit-il ? De quoi parle t-on ? Nous avons besoin d’indicateurs, de définition, d’estimation du coût économique et social. Et déjà se dessine une approche moins émotionnelle comme celle qu’on a pu connaître avec les questions de harcèlement il y a quelques années. Autre signe qui montre que le dossier est mûr : la responsabilité potentielle de l’organisation du travail comme facteur de stress aujourd’hui mise en avant. Comprendre, comme le souligne le dernier numéro de la revue Cadres CFDT, que “lorsque les personnes souffrent, ce sont les organisations qu’il faut guérir.” Il s’agit bien de questionner l’organisation du travail, les conditions dans lesquelles celui-ci est accompli et le sens qui lui est donné (2).
L’organisation du travail reporte les risques et les responsabilités sur les personnes
A l’ère du culte de la performance globale, la réussite est avant tout individuelle. Les entreprises valorisent l’implication de « chacun ». Développement personnel, savoir-être… tout est injonction à la maîtrise de soi. Au travail, se dire stressé, c’est avoir des responsabilités. Parallèlement, le sens de la responsabilité et de l’encadrement s’amenuisent. L’entreprise représente de moins en moins une dimension collective qui insère l’individu. Les gens sont livrés à eux-mêmes, mais n’ont pas pour autant les moyens d’être autonomes. Il se développe une fausse autonomie. Les directions des ressources humaines ne se sentent plus impliquées dans l’organisation du travail et de sa charge. La gestion et les outils qui vont avec (bureaucratique, process…) les envahissent. Ces dernières apportent moins des solutions à « comment faire » que des carcans « voilà ce qu’il ne faut pas faire ». Les objectifs sont peu discutés, les moyens et le « comment » éludés.
Les organisations sont ainsi malades du « nouveau productivisme » (3). Tout contribue à mettre le travail sous tension et c’est l’individu qui, en bout de chaîne, encaisse. Au culte de la performance individuelle s’ajoute un contexte anxiogène (frénésie de la réorganisation, incertitude économique, compétition exacerbée…) et d’isolement de la personne (besoin de reconnaissance, manque d’information sur la stratégie de l’entreprise, éloignement de la direction…). Le stress et la souffrance au travail interrogent alors sur le sens donné au travail. C’est même devenu une notion attrape-tout, une manière contemporaine d’exprimer tout malaise ou de contradictions liées à l’emploi… Ce qui n’est pas étonnant, dans une société qui prône l’individualisation, l’autonomie, le contrôle de ses émotions. Lorsque la société parle stress, elle met en cause la défaillance individuelle. Mais l’enjeu est de dépasser la seule prise en charge individuelle au profit d’une approche s’appuyant sur l’organisation du travail (et pas seulement du stress, mais de tous les risques psychosociaux) (4). Il faut sortir de l’urgence et du psychologisant (qui isolent des victimes). C’est bien dans le travail, et en priorité dans son organisation et dans les modes de gestion, que ces risques trouvent leur source.
Il y a quelques années, le concept de harcèlement avait enfermé le débat social dans des questions psychologiques individuelles. C’est ce qu’observe Jean-Pierre Le Goff lorsqu’il souligne que “la victimologie et la thérapeutique ont remplacé le mouvement social”. C’est, explique-t-il en substance dans son dernier ouvrage, le signe d’une politique devenue compassionnelle (5). L’exercice du pouvoir a déteint sur les pratiques modernes de management… La compassion tient à distance, ce n’est pas de la relation sociale faite de réciprocité et de reconnaissance. Le thème du stress au travail est ainsi un défi qui dépasse le seul cadre de l’entreprise, celui de la prise en charge collective de la souffrance individuelle.
(1) “Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail”, ministère du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité, 2008.
(2) A lire : "Le Travail malade du stress”, Cadres CFDT n° 428 - mars avril 2008, en téléchargement sur www.cadres-plus.net, rubrique Publications.
(3) Cf. les travaux de Philippe Askenazy, “Les Désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme”, Seuil, 2004.
(4) Voir les travaux de l’Anact, Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, “Agir sur le stress et les risques psychosociaux”.
(5) La France morcelée, Gallimard, coll. Folio-Actuel, 2008.
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