« Le devoir de solidarité »
A l’approche du jour commémoratif du débarquement allié sur les plages de Normandie, les chaînes de télévision retransmettront docilement, une fois de plus, les cérémonies orchestrées par le pouvoir étatique en place, manipulant insidieusement le sens de l’Histoire à l’aune de sa propre idéologie… On exaltera alors avec force empathie le sacrifice individuel de ces soldats venus mourir dans le dessin plus large, nous prie-t-on de croire, du triomphe des démocraties sur le régime nazi. Un don de soi et une abnégation auxquels nos dirigeants aimeraient tellement nous voir consentir… sans doute avec le ferme espoir que nous pourrons bientôt accepter l’idée toute chrétienne que le salut de notre société et de son économie dépend essentiellement de la capacité de chacun d’entre nous à endurer la souffrance ; celle d’une vie dans laquelle nous devons accepter de travailler plus et dont toutes protections sociales, hérésies d’un âge révolu dans l’horizon libéral auquel nous sommes tous promis, ne devraient être le fruit individuel de notre seule force de travail. Exit l’Etat et son rôle de régulation de l’économie et de réduction des inégalités, de recherche de l’intérêt général et quant à celui, plus lointain, de réfléchir sur la notion de bonheur du genre humain… nous voilà devant l’obligation de nous débrouiller chacun de notre côté.
Ainsi, devant la fin proclamée de « l’Etat providence » comme le prétendent avec une assurance morbide les tenants du libéralisme économique, un petit retour dans l’Histoire et quelques réflexions s’imposent.
Dans l’éditorial du Times du 1er juillet 1940, il est écrit ce qui suit :
« Le Premier ministre a traduit l’humeur de la nation lorsqu’il a déclaré que notre unique ambition est pour l’instant de gagner la guerre. Néanmoins notre volonté de remporter la victoire est liée à la conviction que nos objectifs de guerre se situent sur un plan bien différent de ceux de nos adversaires, et que la victoire de nos armes ouvrira la voie à un nouvel ordre social et international en Europe.
Presque partout en Europe occidentale, les valeurs collectives que nous défendons sont bien connues et appréciées. Nous devons cependant éviter de définir ces valeurs en termes du XIXe siècle exclusivement. Lorsque nous parlons de démocratie, nous ne voulons pas dire une démocratie qui assure le droit de voter sans se préoccuper du droit de travail et du droit de vivre. Lorsque nous parlons de liberté, nous ne voulons pas dire l’âpre individualisme qui refuse d’organiser la société et de planifier l’économie. Lorsque nous parlons d’égalité, nous ne voulons pas dire l’égalité politique que rendent illusoire les privilèges économiques et sociaux. Lorsque nous parlons de reconstruction économique, nous pensons moins à porter la production à son maximum (bien que cela s’avère nécessaire cependant), mais à la répartir de façon plus juste… Le nouvel ordre ne pourra être basé sur le maintien de privilèges, que ce soit ceux d’un pays, d’une classe ou d’un individu. »
Tout est là. Plus de soixante ans plus tard, cet enjeu de progrès social est toujours d’actualité pour les « vainqueurs » de la guerre… Aujourd’hui encore, pas de démocratie sans les moyens pour les citoyens de subsister ; pas de liberté sans la volonté d’organiser la société et l’économie ; pas d’égalité sans la destruction des privilèges économiques et sociaux.
Et pourquoi cela reste-t-il d’une actualité brûlante ? Sans aucun doute parce que nous avons échoué jusqu’ici dans cette entreprise et parce que, trop souvent, c’est la conception d’une démocratie minimaliste et formelle qui l’emporte, au détriment d’un régime politique exigeant avec ses citoyens et dans lequel chacun d’entre eux a la possibilité d’être un acteur à part entière, s’emparant de la chose publique afin de déterminer les actions qui seront propres à défendre l’intérêt du plus grand nombre.
Mais, au lieu de cela, loin d’œuvrer dans le sens d’une plus grande justice sociale, le mot même de « progrès » a lentement cédé la place dans le vocabulaire d’une grande partie de notre classe politique pour une énigmatique « modernité » ; cette dernière, à défaut d’obtenir une définition explicite de la part de ceux qui l’emploient si complaisamment, semble trouver sa raison d’être en elle-même. Comme si être « moderne » était un but en soi. Marketing politique, quand tu nous tiens…
En définitive, si nous considérons que les objectifs fondant la légitimité de l’engagement des Alliés dans la Seconde Guerre mondiale contre les puissances de l’Axe sont ceux édictés plus haut par cet éditorialiste, alors nous sommes comptable devant l’Histoire, aujourd’hui comme en 1940, de la réalisation de cette noble et vaste entreprise de progrès social. Ne serait-ce pas le plus bel hommage que nous pourrions rendre à ces milliers de soldats tombés sur notre sol ?
Pour rappel, c’est pour avoir commis l’erreur de dénoncer comme « marxiste » le programme du parti travailliste de l’époque et avoir refusé de s’engager à appliquer les préconisations du rapport Beveridge traduisant l’aspiration sociale évoquée plus haut, que Winston Churchill, pourtant auréolé de sa victoire, est battu aux élections du 26 juillet 1945, les Britanniques lui ayant préféré une équipe qui incarnait le changement. Les temps ont bien changé…
Yannick Rossignol
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