Le Dollar de Singapore
Sur les bords du lac Michigan, une ville de quelques centaines d’habitants était prospère grâce au commerce du bois. Au milieu du XVIIIe siècle, un immense incendie à Chicago créa une demande phénoménale en bois de construction. Toute la forêt environnante fut dévastée. Le sable qui n’était plus retenu par les racines envahit la ville qui fut ensevelie en 4 ans. Auparavant, un homme fit fortune en créant le dollar de Singapore assis sur des réserves en or assurait-on. L’or n’existait pas. Le financier fit quand même fortune mais pas les habitants de la petite ville qui perdirent tout ce qu'ils n'avaient pas encore perdu.
Il semble que l'usage du crédit et des faillites possibles ou probables qu'il introduit se trouve dans toutes les sociétés organisées. On en décrit déjà plusieurs millénaires avant Jésus-Christ. Bien plus tard, le système de Law, sous Louis XV, consista à remplacer les espèces métalliques par du papier-monnaie afin de faciliter le commerce et les investissements. L'idée est de s'éloigner d'un bien concret valable pour tous, l'or ou l'argent par exemple, pour installer un imaginaire mieux maîtrisé par ses promoteurs. La propagande de Law était basée sur "l'Eldorado de la Louisiane", le rêve doit accompagner l'organisation bancaire. Le système fera banqueroute mais entretemps celui-ci aura permis de prendre en charge une partie des dettes de l'Etat.
Les bonnes idées ne périssent jamais complètement. En 1944, les accords de Bretton Woods signés par les 44 Nations alliées proposent un système monétaire international qui n'est plus basé sur l'étalon-or. Comme il se doit, les facilités bancaires permirent un essor des activités commerciales et, les mêmes causes conduisant généralement aux mêmes effets, des crises financières survinrent périodiquement. Mais les économistes savaient les risques qu'ils couraient et ils s'attachèrent à éviter ou retarder une crise mondiale gigantissime et il faut s'attacher à comprendre leur façon de faire. Deux caractéristiques de Singapore furent toutefois conservées : (i) le passage du réel à un imaginaire programmé à l'usage des gens du commun (ii) un saccage brutal du milieu naturel non seulement par une déforestation massive mais aussi par l'exploitation sans frein de toutes les ressources qu'elles soient fossiles ou non.
Pourquoi la Loi des marchés (et sa main invisible) qui tel Dieu conduit-elle forcément au paradis économique et pourquoi est-elle devenue incontournables pour régenter toute vie humaine organisée. Toute société a besoin d'un Sacré qui fournit un arbitraire à suivre pour tous, à tous moments. Sans cet arbitraire qui tranche en dernier ressort, rien de construit collectivement n'est envisageable. Après une multitude plus ou moins considérable de questions et d'interrogations, après d'innombrables consultations, après moultes tergiversations ou palabres, il est nécessaire de trancher, le Sacré fait son office. Le Sacré n'a pas à être le Bien ou le Bon, il doit seulement être cru. Dieu fut utilisé durant des millénaires à cet usage, mais "On" peut s'éteindre en étant par trop insaisissable. L'Argent l'a remplacé. La principale fonction de l'argent n'est pas de donner la possibilité de consommer ou de jouir, c'est de donner la puissance à celui qui le détient. Pas une décision, pas une proposition, pas une politique, pas une industrie, pas un secteur artistique et, plus récemment, pas un domaine scientifique, n'échappe à l'emprise de l'Argent. Son empire s'est installé car personne n"avait trouvé d'alternative crédible. Il a d'ailleurs des avantages, les fortunés d'un jour ne sont systématiquement pas les nantis de demain, ce qui oromeut une certaine possibilité d'égalité.
L'arbitraire des marchés, uniquement et parfaitement quantitatif, n'est pas le seul facteur d'efficacité. A plus petites échelles, le possesseur de capitaux, que l'on nommera investisseur, pourra former de plus ou moins grandes pyramides hiérarchique dont il sera le sommet. La division du travail permet de produire beaucoup plus pour beaucoup moins cher que le travail non parcellisé, mais sa mise en oeuvre nécessite l'organisation es efforts d'un grand nombre de gens, une collectivisation donc. Dans ce cadre, les travailleurs perdent leur fierté de faire une activité qui nécessite dons ou talents mais ils peuvent consommer ce qu'ils produisent en grandes quantités. Les démunis deviendront assez aisés pour consommer mais pas assez pour passer du côté des maîtres.
Le système est donc a priori satisfaisant : la consommation augmente et les inégalités relèvent d'un nouveau dieu que personne ne voit et encore moins ne peut atteindre. La quantité de biens produite est telle, leur accessibilité en coût est telle, que les "gens du commun" sont submergés de colifichets qui servent pour l'essentiel à leur faire croire qu'ils sont heureux, d'ailloeurs beaucoup n'ont même pas l'essentiel. Il faut aussi s"occuper d'un temps devenu libre : les uns préférèrent la littérature, la plupart s'adonnèrent aux jouissances immédiates dont les activités sexuelles étaient les plus en vue. On donna au tout le mot Libéralisme : libéralisme économique pour les dominants, libéralisme sociétal pour les autres.
La règle fondamentale de tout processus économique peut se résumer ainsi : faire produire par des pauvres et vendre à des riches. L'optimisation de ce principe intangible conduisit à devoir trouver partout dans le monde ce que l'on trouvait plus que difficilement chez au sein de l'Occident. On délocalisa donc les productions afin d'optimiser l'exploitation de l'homme par l'homme sans même avoir à utiliser ni sabre, ni goupillon. Le négoce aplanirait les frontières !
Il surgit pourtant un terrible problème. Quel que soit le système proposé, la viabilité de l'organisation sociale dépend uniquement d'un facteur qualitatif et impossible à décrire avec précision : le talent des décideurs. Dans un premier temps le système capitaliste s'accommode bien de ce principe : les gens les plus talentueux veulent bâtir une industrie, le crédit ou leur fortune personnel leur permet de la construire, la "bonne idée" se révèle fructueuse et engendre des profits qui peuvent eux-mêmes être investis pour d'autres aventures ou d'autres entrepreneurs. Mais dans un second temps, les capitaux sont suffisamment amassés dans un nombre restreint de mains pour qu'une autre procédure puisse prendre la place. L'investisseur n'a aucun autre savoir que celui que lui confère son capital et il prend ses décisions en fonction de son intérêt financier uniquement. Il tentera de faire appel à des gens externes pour créer des valeurs en se contentant de vérifier si son bien est prospère ou pas, mais il n'a aucune possibilité d'être sûr de son bon choix. En d'autres termes, le Décideur suprême qui se prêtant le successeur de Dieu n'en présente aucune des qualités.
Depuis au moins 1974, chacun sait ou pressent que toute goinfrerie n'a qu"ujn temps. Le réel proposé ces dernières décennies est en fait un rêve. Il va falloir être intelligent pour surmonter les défis, mais les gens intelligents dédaignent le pouvoir.
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