Le droit d’ingérence
La victoire de l'intérêt stratégique sur l'intérêt des peuples
L’intervention en Lybie il y a 3 ans, au mali au début 2013 ainsi que celle avortée en Syrie, font surgir la question du droit d’ingérence, cette disposition non-légale permettant à un état, quel qu’il soit, d’intervenir militairement dans un état indépendant, et de violer ainsi sa souveraineté au nom de principes humanitaires.
D’abord, comme le souligne Michel Collon, l’aspect désagréable de cette notion est la prétention qui se dessine ici. Certains que nous sommes les garants du Bien et de la Justice, que nous définissons selon nos propres critères occidentaux, nous pensons savoir ce qui est bon pour les peuples et par conséquent, nous estimons avoir le droit et le devoir de le leur imposer, fut-ce par la force. À cela, s’ajoute l’absurdité de ce principe susceptible d’engendrer de graves précédents. Dans un tel système de fonctionnement, à partir du moment où un pays se drape d’habits vertueux, il peut intervenir légitimement, à n’importe quel moment et n’importe où. On imagine bien les dérives auxquelles cela peut aboutir.
Ensuite la seconde réflexion qui me vient à l’esprit pour être contre ce droit, concerne les conséquences évidentes et visibles d’une intervention militaire, celles que l’on appelle sinistrement les « dégâts collatéraux ». Une formule un peu écœurante pour désigner les civils, premières victimes directes de la guerre, mais aussi indirectes, de par l’instabilité politique qui en découle.
Cette dernière conséquence vient réfuter l’argument des « dommages collatéraux » comme moindre mal. Ils le seraient effectivement, si l’intervention extérieure apportait la stabilité. Mais c’est le contraire car au-delà des morts dans la population, c’est le désordre qui est semé, et pour longtemps. À ce titre, le constat posé par Rony Brauman, ancien président de MSF France et contre l’intervention en Lybie en 2011 est éloquent. Selon lui et pour le paraphraser, jamais l’ingérence d’une nation ou d’une coalition, au nom de la démocratie, ne l’a apporté dans le pays visé. Au contraire, cela a toujours creusé, depuis Napoléon, le lit du fanatisme et/ou du chaos.
Pourquoi ?
Parce que les motivations des « envahisseurs » sont loin d’être vertueuses. Le spectre de la poursuite d’intérêts particuliers de ces états vient planer au-dessus de toute ingérence et l’expérience vient étayer ce soupçon. Jamais les interventions n’ont été déclenchées dans le but d’améliorer le sort des populations locales. Et lorsque ce but a été rencontré, comme par exemple lors des deux conflits mondiaux, c’était plus par visée stratégique que par Bonté d’Âme, et cela n’était pas à mon sens du droit d’ingérence à proprement parler. Évidemment l’excuse du désintéressement le plus total est toujours brandi pour légitimer l’intervention.
Il me paraît clair que si la préoccupation des dirigeants occidentaux était l’émancipation des peuples du joug des tyrans, si ce principe d’ingérence s’exerçait aux seuls noms du Bien et de la Liberté, une multitude de petits dictateurs par lesquels l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie sont gangrenés, auraient dû être depuis longtemps écartés par ce formidable mouvement humaniste. Or ce n’est pas le cas. Au contraire, une grande part des régimes les plus répressifs sont restés longtemps en place ou le sont encore. À partir du moment où ils servent les intérêts des puissants du nord, ils ne sont tout simplement pas inquiétés.
Les interventions ne se font pas là où les despotismes se trouvent mais là où les bénéfices stratégiques (énergétiques, économiques, militaires…) se situent. Croire que les nations du nord sont motivées par l’altruisme à l’égard des populations du sud est un aveuglement. Quand on sait le coût exorbitant de la guerre, en vies humaines mais aussi en deniers publics (selon le Monde, en 2011, le coût pour les USA de la guerre en Irak était de 3 000 milliards de dollars, de 1 000 milliards pour celle en Afghanistan) peut-on raisonnablement penser que les interventions ne poursuivent pas des intérêts cachés ? Peut-on vraiment imaginer que nos états s’immisceraient au prix d’un effort de guerre considérable par seule compassion, sans être sûr d’en retirer un juteux retour sur investissement ?
On pourrait penser cyniquement que ces objectifs peu avouables sont accessoires par rapport au bénéfice d’une libération et ne sont que la juste rétribution pour « l’œuvre » accomplie. Le problème est que cette affirmation ne peut être vraie. Car imaginer qu’elle le soit signifierait que les peuples pourraient jouir d’eux-mêmes sans toutefois pouvoir jouir pleinement de leur territoire, et des richesses qui s’y trouvent. Ce qui me semble antinomique. L’objectif de libération des peuples et celui de la poursuite d’intérêts particuliers me paraissent inconciliables, puisque le second ne peut se faire qu’au détriment du premier.
En effet, un peuple affranchi ne le sera que s’il l’est suffisamment des puissances étrangères venues sur son territoire pour espérer s’auto-déterminer. Sinon ce serait remplacer une oppression nationale par une oppression internationale tout aussi préjudiciable, voire plus, puisqu’étrangère donc à plus forte raison illégitime. Et de leur côté, les occidentaux ne pourront rechercher leurs propres bénéfices qu’à admettre que le peuple ne soit pas assez libre pour réclamer la possession des ressources et des biens du pays en toute indépendance. Ceci explique d’autant mieux, et la persistance des dictatures, le meilleur des systèmes pour rencontrer cet objectif, et le constat de Rony Brauman.
Même à penser qu’une intervention puisse être désintéressée, ce en quoi je ne crois pas, cela ne la rendrait sans doute pas plus acceptable. En effet, les peuples ont le droit et le devoir de se soulever par et pour eux-mêmes contre un tyran et de choisir ainsi, seuls, sans intervention extérieure, en toute conscience et en pleine autonomie, le dirigeant qu’ils souhaitent voir à sa place. C’est un processus qui peut prendre du temps, mais qui ne peut être forcé et qui est nécessaire pour avoir l’adhésion de chacun à la révolte. Toute intervention étrangère dépossède les populations de l’initiative du soulèvement, et en empêche l’appropriation par elles. Or cette appropriation est nécessaire pour la fierté et la cohésion nationale et donc pour la construction du nouvel état à venir.
Seul le peuple est en mesure de savoir ce qui est bon pour lui. Lorsque les hommes et les femmes ont décidé que cela suffisait, lorsque la société est prête pour la révolution, celle-ci ne pourra qu’avoir lieu. Mais pas avant. De petites avancées en petites avancées, le corps social mûrit, jusqu’à être disposé à s’opposer et à réclamer plus. À ce moment-là, rien ni personne, pas même le pire des dictateurs, ne pourra l’en empêcher. Cela se fera sans doute au prix du sang et des larmes. Mais cela se fera par le peuple et pour le peuple. Court-circuiter cet élan n’amènera que le désordre.
Ce mouvement naturel ne peut être organisé par une puissance étrangère, de toute façon orientée vers la recherche de son bénéfice et qui par définition est aveugle à la réalité du pays. Je suis convaincu qu’il vaut mieux un soulèvement populaire national pour mettre en place une démocratie, si tel est le souhait des citoyens, que cette même démocratie imposée par l’occident. De toute manière, jamais nos pays n’en ont soutenu d’autres qui tendaient vers ce modèle politique puisque dès lors leurs intérêts en auraient été menacés. Et c’est d’ailleurs ce qui fit dire à De Gaulle « entre les États, il n’y a pas d’amitiés, il n’y a que des intérêts ». Il suffit pour s’en persuader de voir les coups d’États, les aides illicites à certains régimes et les renversements de pouvoirs soutenus pas l’occident à travers l’histoire récente ; de voir que les amis de circonstances d’aujourd'hui’hui sont les ennemis de demain ; de voir la politique destructrice menée auprès des pays du tiers monde ; de voir comment sciemment nous laissons crever les populations du sud ; …
On entend souvent de la part des défenseurs du droit d’ingérence et des Américophiles, les deux allant souvent de pair, qu’il est heureux que les USA n’aient pas été si pointilleux au moment de nous venir en aide lors des deux guerres mondiales. Il est bien entendu que ces interventions ont été nécessaires et importantes. Il n’est pas question ici de le nier. Toutefois, je nuancerais en faisant remarquer qu’il ne s’agit pas à mon sens, comme écrit plus haut, de l’expression du droit d’ingérence, puisqu’ici nos étions demandeurs d’une intervention et les américains y avaient des intérêts évidents.
En effet, en 1942, leur entrée en guerre n’a eu lieu qu’à la suite de l’agression par le Japon. Il y allait donc de la préservation de leur intégrité. Ensuite, il est certain que les USA ont tiré des profits économiques importants lors du plan Marshall et de la reconstruction européenne, ne fut-ce que par l’argent prêté aux états. Mais ils ont tiré aussi un avantage stratégique rendant pour longtemps l’Europe débitrice morale (et financière) à leur égard. Enfin, la justesse historique veut qu’il ne soit pas correct d’attribuer aux seuls USA la victoire de 1945. Ce serait oublié la contribution russe importante sur le front de l’est, sans laquelle l’Allemagne Nazie n’aurait sans doute pu être défaite. Et faire des USA nos uniques sauveurs, amène parfois certains à accepter encore aujourd’hui toutes leurs outrances.
Enfin, un État est souverain, ceci ne peut lui être contesté. À ce titre, et sauf à sa demande en cas d’agression par un tiers et seulement après une évaluation honnête des raisons de celle-ci, son territoire ne peut être violé et un autre État ne peut s’arroger ses prérogatives.
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