Le « droit », de la perpétuelle réinvention à l’improbable « révolution » ?
Le droit est une réinvention permanente au fil des millénaires, en fonction de situations politiques et sociales forcément mouvantes. La juriste Valérie Bugault, spécialiste de la géopolique du droit, interroge cette mémoire sans cesse réinterprétée de ces ensembles normatifs dont nous sommes les héritiers. Elle dénonce une intensification des attaques contre un « Droit continental en soins palliatifs » : l’espèce présumée libre, pensante et prévoyante poussera-t-elle la servitude volontaire jusqu’à sa dernière extrémité en renonçant à sa liberté – et en reniant tout ce qui la fonde ?
Le droit européen s’est enrichi de multiples apports, notamment en réinventant l’héritage juridique romain. Par-delà les grandes classifications usuelles (droit civil, coutumier, ecclésiastique), les juristes médievaux ont mis en cohérence la diversité qui leur avait été léguée depuis la haute Antiquité en un « droit commun » à tout l’Occident chrétien (1) selon les principes d’un droit naturel contribuant à l’émergence des Etats modernes ainsi que d’une confuse « conscience culturelle européenne » – et de notre représentation du réel, pour le moins vacillante depuis une génération.
Il en a résulté, souligne Valérie Bugault, un droit continental, fondé sur la prééminence d’un droit civil commun « au service de la justice, de la vérité et de la protection de la personne humaine ». Cette réserve de textes fondamentaux forme le socle d’une société bien gérée qui fait « civilisation »... Or, voilà que ce modèle séculaire axé sur « la défense de la dignité, du libre-arbitre et de l’intégrité de la personne humaine » s’hybride avec le droit anglo-saxon pour le pire, c’est-à-dire pour suivre « le sort réservé par les « puissants de ce monde » aux individus ordinaires, vaguement consentants » - et forcément « surnuméraires ».
Ainsi, « ceux qui ne sont rien » sont dépouillés de toute consistance et légitimité ontologiques par une insidieuse « abrogation des fondements civilisationnels de notre droit traditionnel »… En d’autres termes, son obsolescence est décrétée comme celle de l’humain, annoncée en son temps par Günther Anders (1902-1992).
L’éminent anthropologue du droit, Pierre Legendre (1930-2023) rappellait que l’art de gouverner, « c’est l’art de nouer une légalité pour faire naître, nourrir et conduire des sujets humains jusqu’à la mort » (2). Mais les morts vont de plus en plus vite en régime d’accaparement hégémonique...
La subversion des principes de « Droit » en « règles »
Valérie Bugault (docteur en droit de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne) analyse « l’infiltration de notre modèle de droit européen », fondé sur un droit civil commun, par des « instances et autres organisations, y compris académiques, dévouées à la cause « commercialiste » et utilitariste chère au droit anglo-saxon ». Par « droit anglo-saxon », elle entend le droit britannique « en tant qu’arme absolue au service exclusif des puissances financières dominantes ».
Cette instrumentalisation du droit anglo-saxon prospère sur la disparition du droit canon suite à l’éviction de l’Église catholique du territoire britannique par Henri VIII (1491-1547) en 1531 et l’avènement (1649) d’Oliver Cromwell (1599-1658) qui a « positionné la haute finance comme tête de proue du développement de l’empire britannique ». Depuis 2004, à l’occasion du bicentenaire du Code civil, les dits « milieux académiques » arguent d’une prétendue « propriété économique », opposée au droit de propriété traditionnel, qui « confère la disposition des biens et des choses aux principaux détenteurs de capitaux ».
Le modèle utilisé pour la théorie de la « propriété économique », précise Valérie Bugault, est celui du contrôle juridique de la monnaie par les banques. La monnaie est le « seul bien dont la fongibilité juridique est absolue ». Ainsi, la conjonction entre privatisation de la création monétaire et financiarisation de l’Etat crée une « dynamique » d’accaparement du patrimoine et des biens communs de tous au seul profit de « ceux qui se sont arrogé la gestion centralisée des monnaies », c’est-à-dire les « Grands Argentiers » formant une supra-entité financière privée...
La juriste analyse la « lente et insidieuse marche vers l’assimilation du droit réel avec le droit personnel, aidé en cela par les fondamentaux de la « comptabilité en partie double », laquelle ne fait aucune distinction entre une « créance », non susceptible d’appropriation, et un « bien matériel » susceptible d’appropriation ». Il s’agit là d’une « assimilation des conditions de la cession de créance civile avec celles de la cession de créance commerciale, dans laquelle le débiteur cédé n’a plus son mot à dire » - d’une falsification en quelque sorte poursuivie avec « l’avènement en droit français de la « fiducie », afin de rendre compatible notre Droit continental avec le « trust », dont usent et abusent les paradis fiscaux sous juridiction anglo-saxonne ».
Rappelons que la fiducie est « l’opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des sûretés, présents ou futurs, à un ou plusieurs fudiciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine propre, agissent dans un but déterminé au profit ou plusieurs bénéficiaires » (art 2011 de la loi du 19 février 2007). Cette falsification suit son cours mortifère avec la confiscation du droit d’entreprendre par l’objectif mondialement proclamé de « décarbonation » dont les injonctions arbitraires ne sont, bien entendu, guère applicables à leurs auteurs et bénéficiaires toujours si prompts à s’exonérer des responsabilités de leurs exactions : « La mise en oeuvre de la décarbonation revient à faire passer les victimes (PME, citoyens) de la pollution généralisée de l’environnement pour les coupables » alors que les véritables coupables (les multinationales) « s’offrent une blancheur paradisiaque sur le dos de leurs victimes »....
Enfin, le modèle d’état civil, « successeur laïc des registres paroissiaux du Moyen-Âge », est décrété comme « relevant d’une prétendue fiducie ayant pour objet, et pour effet, de mettre la personne humaine sous le joug commercialiste d’un État lui-même prétendument entité commerciale ». Valérie Bugault rappelle qu’en Europe continentale, l’état civil constitue « le fondement indispensable de la Nation formant un groupe politique en ce qu’il a pour mission de donner à chaque individu une reconnaissance sociale et, par là-même, de lui donner une juste place dans le groupe ». Des droits et obligations résultent de la reconnaissance des personnes par leur inscription à l’état civil – ils sont sont des attributs de la personnalité juridique. L’article 16 du Code civil dispose que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ». L’article 16-5 ajoute que « Les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles ».
« Reconnaissance sociale » ne doit pas être confondu avec « appropriation économique ». L’état civil en droit continental n’a pas pour effet de le rendre les personnes esclaves d’une entité juridique qui serait de nature commerciale – « il répond exactement à l’objectif inverse de libérer l’individu en lui reconnaissant une juste place dans le groupe humain auquel il appartient ».
En droit continental, l’État est une personne morale de droit public, en principe soustraite à l’ordre marchand, et non une entreprise commerciale. Les tentatives pour faire disparaître le droit continental s’inscrivent dans un mouvement géopolitique plus vaste consistant à transformer le droit international en vagues « règles », mouvantes « en fonction des intérêts de l’empire commercialo-maritime anglo-saxon ». Donc, à transformer le vivant, dévalué ontologiquement et dépolitisé, en matière première et marchandise.
Déstabilisation des sociétés, réhabilitation de la loi naturelle
L’état civil existe en Europe depuis le Haut Moyen-Âge alors que la fiducie n’existe en droit civil français que depuis la loi de 2007. S’agit-il de remplacer insidieusement les « principes protecteurs du droit civil par le droit commercial esclavagiste » et de basculer les vies dans un vide de tout bien commun ?
Ainsi, « les grands détenteurs de capitaux » pourraient mettre en œuvre le « principe de la servitude volontaire sur des populations rendues passives par la désinformation de masse » - et menées justement là où elles ne voudraient pas aller en connaissance de cause... Au fil des « modernisations » successives dont il a fait l’objet, le « Code civil » se transformerait-il en « coquille juridique vide destinée à valider la « dictature commercialiste » d’un pouvoir financier hégémonique » et à avaliser un totalitarisme marchand en roue libre ?
Ainsi, le Droit, « censé garantir la protection des personnes et la sécurité juridique se transforme, sous les incessants coups de boutoirs de l’empire financier apatride anglo-saxon agonisant, en un magma informe qui organise, au double niveau national et international, l’insécurité juridique et le chaos ».
Si le détramage d’un tissu civilisationnel semble bien avancé, la juriste estime que le corpus théorique des grands penseurs médiévaux concernant la dignité de la personne humaine et la notion de responsabilité imprègnant le « droit continental » peut être réhabilité, ainsi que le droit naturel et le fait politique, « afin de retrouver les racines historiques de notre civilisation » dans un contexte bouillonnant de « renouvellement des fondements de la connaissance ».
Dans sa boîte à outils : le projet Révoludroit, qui « consiste à considérer que chaque membre de la Société politique a un rôle social et politique à jouer au sein d’un Groupement d’intérêt (GI) d’appartenance ». Du moins invitation ferme est faite aux lecteurs de s’investir en collectifs citoyens dans ce « processus de renouveau civilisationnel ». Fonctionnera-t-il comme une pince multiprise réarmant en conscience, dans leur liberté bafouée, des populations abstraites de leurs » droits » en vivants respectueux enfin des interdépendances fécondes de leur écosystème, productrices d’alliances et de communautés véritables ?
Fera-t-il Table d’une Loi réhabilitée ? S’il faut du vide entre les mots ou les notes pour qu’il y ait des mots ou de la musique, le Miroir est tendu, à livre ouvert. Juste au-dessus du Vide, à réinvestir en scène pour rejouer l’énigme de la raison de vivre ajustant son ordre du monde à sa balance du juste et de l’injuste.
1) Métissa André, Une brève histoire du droit en Europe – les 2500 premières années, Anacharsis, 2023
2) Pierre Legendre, L’inestimable objet de la transmission – étude sur le principe généalogique en Occident, Leçons IV, Fayard, 1985
Valérie Bugault, La véritable alternative au Great Reset – vers un renouveau de l’Etat avec Révoludroit, Sigest, 2024 Les Raisons cachées du désordre mondial, tome I et II, Sigest, 2019 et 2021
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