Qui n’a pas reçu un jour dans sa boîte mail un texte aux accents tragiques rédigé à grand renfort de pathos et décrivant le martyre d’une innocente et vertueuse créature ?
Ces courriers en forme de chaîne de lettres se nomment « glurge ». D’origine anglo-saxonne, ce mot est une onomatopée imitant le mouvement guttural d’un vomissement. En français, on pourrait l’appeler « bleurg », tout droit sorti d’un phylactère de Gotlib. Ces récits qui mettent souvent en scène des enfants ou des adolescents sont supposés interpeller leur lecteur sur les dangers de l’alcool ou de la prédation sexuelle. Avec force larmoiements, dans une traduction souvent approximative, ils visent à bouleverser le lecteur pour qu’il fasse suivre le mail à son carnet d’adresses.
Pour les « monstres » qui n’auraient pas adhéré à l’hyperbole et au style plus lourdingue que le soulier de satin, la messe est dite :
« Dégoûtes-moi jusqu’au plus profond de moi-même (sic) si tu lis ça et que tu ne le fais pas passer.
Je prie pour toi, parce que tu dois être une personne sans cœur pour ne pas être affectée par cet e-mail. Parce que tu as été touchée, fais quelque chose !
Tout ce que je te demande, c’est d’envoyer ce message très largement autour de toi, et de reconnaître que ces choses arrivent et que des gens, comme le père de Sarah, vivent dans notre société. Fais suivre ce poème, parce que même si ça paraît fou, ça peut peut-être changer indirectement nos vies. S’il te plaît, fais suivre ceci si tu es contre
"l’abus des enfants". »
Ainsi donc, celui ou celle qui n’applaudit pas à ces méthodes douteuses subit un pathétique mélange de culpabilisation et de chantage émotionnel. Pour peu, on pourrait l’accuser d’être un alcoolo-pédophilo-cannibalo-bourreau d’enfants, puisque la non-coopération équivaudrait à approuver toutes les horreurs possibles. Ne soyons pourtant pas naïfs, les glurges servent avant tout leur auteur. Ne bénéficiant pratiquement jamais d’une action concertée avec des associations traitant de violence routière ou d’abus sexuels, ils flattent d’abord l’ego du rédacteur. Quoi de plus gratifiant que de s’assurer à moindre frais que son texte fera le tour du monde ? Il est tout de même plus encourageant d’envoyer un mail rédigé en 10 minutes au retour du lycée que de travailler anonymement pour les autres sans attendre le moindre signe de gratitude. On nous assure souvent que cela part d’une « bonne intention ». C’est là que nos conceptions des bonnes et des mauvaises intentions diffèrent.
Un livre, comme Si c’est un homme, témoigne de la vie du camp d’Auschwitz avec réalisme et pondération. Il prend le choix de ne pas dicter au lecteur ce qu’il doit ressentir. Ce récit tient sa valeur en ce qu’il informe et qu’il laisse l’empathie s’exprimer sans devoir la forcer. Feindre la compassion, chacun de nous en est capable. Les pervers narcissiques par ailleurs excellent dans cet art de la comédie. Mais rendre compte des faits, en faisant taire les passions, permet au destinataire du message d’adhérer en douceur aux idéaux exprimés par Primo Levi. On se souvient que nombre de nos concitoyens avaient été choqués par cette proposition d’Emmanuelle Mignon (conseillère de Sarkozy) de faire porter la mémoire d’un enfant victime de la Shoah à chaque élève de CM2. Pourquoi ? Parce que la compassion ne se décrète pas. Elle demande une mise en condition et les lieux communs mièvres ne sauraient l’y rendre propice. La lettre de Guy Môquet, touchante et sincère, devient odieuse lorsqu’elle sert aux instances politiques comme caution morale.
L’humanité et la sensibilité ne s’expriment véritablement qu’à travers des expériences vécues et des témoignages sérieux. Les récits factices et les légendes urbaines qui polluent nos boîtes mails ne devraient toucher que les nombrilistes avides de se congratuler d’être humanistes, tout en méprisant autrui. Laissons donc là les auteurs en herbe : les confidences de nos aïeux, parents, amis ou voisins, nous apprennent plus sur la vie et les sentiments que les mélodrames sirupeux.