Le Goéland

Dans les falaises du Tréport nichent des milliers de goélands qui volent en tous sens au dessus de la ville. Une espèce de clameur assez bruyante emplie le ciel durant les mois plus chauds de l’année qui correspondent à la période de nidification. Les tout jeunes goélands sont presque aussi gros que leurs parents mais ont un plumage gris, ocre et un bec noir qui les distinguent des adultes blancs argentés. Le bec jaune des parents possède une petite tâche rouge circulaire, très visible, qui sert de repère au jeune goéland pour faire régurgiter à petits coups de bec le poisson pêché par ses parents. Souvent les couples de goélands et leur progéniture délaissent les falaises pour s’établir sur les toits des maisons. On peut alors observer la garde très stricte des goélands pour protéger leur nichée, leurs semblables sont en effet volontiers cannibales.
Tout semble donc qu’ordre et beauté. Pourtant…
Perpendiculaire à la jetée qui ouvre le port, dans une minuscule rue, se trouve une friterie. Pour 2,50€ vous pouvez avoir une barquette de frites enveloppée dans un papier blanc. Il n’y a pas de banc à proximité, alors, avant que les frites ne refroidissent, vous vous asseyez au bord de l’eau sur un petit rebord pour déguster votre achat. À peine assis, un, puis deux, puis plusieurs goélands viennent se poser à deux ou trois mètres de vous, fascinés par votre barquette de frites. Vous vous rappelez vos jeunes années où l’on vous avait dit : « Les goélands sont omnivores mais plutôt carnivores. Ils aiment le poisson, bien sûr, mais aussi les mollusques, les insectes, les vers de terre. »… Les frites furent oubliées à l’époque. À force d’attention, il parut évident que les goélands, du moins certains d’entre eux, avaient compris ce que produisait une friterie, et dès l’achat fait par un touriste ils se préparaient à l’assaillir. L’un des trois ou quatre goélands autour de vous est plus hardi que les autres et s’approche jusqu’à ce que vous puissiez le toucher. Un premier de cordée en quelque sorte. Son caractère volontariste va jusqu’à chasser à coups de bec et force cris les autres goélands même si ce sont de tout jeunes.
Est-ce judicieux de vouloir chiper des frites sur un quai alors que la mer se trouve à quelques mètres à vol d’oiseau ? Est-ce pertinent de montrer cette façon de faire à sa progéniture ? Sans pouvoir répondre à la place des volatiles, il peut être avancé que pour ‘faire du business’, pour avoir plus que les autres, la qualité première est d’être opportuniste. Notre goéland-alpha va au plus facile, c’est à dire au plus rare, pour se l’accaparer. L’agressivité, le besoin de domination, sont des qualités essentielles supplémentaires pour chasser les intrus en quête de la même facilité pour se nourrir… médiocrement. Car chacun sait que même les humains connus pour être goinfres ne doivent pas consommer de frites plus d’une fois par semaine : elles absorbent jusqu’à 10% de leurs poids en huile de friture.
Le goéland-alpha grâce à sa combativité, sa hardiesse mais surtout son opportunisme va pouvoir consommer un plat peu adapté à ses besoins en entraînant des congénères dans les mêmes errances.
S’il est peu probable que les goélands aient emprunté leurs façons de faire aux Homo Sapiens, il n’en reste pas moins que les analogies de comportement entre les uns et les autres est frappante. "Je crois à la cordée, il y a des hommes et des femmes qui réussissent parce qu'ils ont des talents, je veux qu'on les célèbre [...] Si l'on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée c'est toute la cordée qui dégringole". Mais s’il est clair que l'opportunisme est vil, "le pire de tout est d'adorer l'opportunisme, et d'en faire une doctrine.“
Car quoi d’autre que l’opportunisme offre-t-on au peuple de France et d’ailleurs comme horizon ?
En 1943 naît à Paris Bernard T. Son père est ajusteur-fraiseur, sa mère aide-soignante. Il obtient un seul et unique diplôme celui de technicien en électronique. Il n’a pas son bac. Il se lance sans grand succès dans la chanson. Il tente également de devenir pilote automobile mais doit renoncer suite à un accident qui le laisse dans le coma. À 24 ans il s’avère être un bon vendeur de postes de télévision. La trentaine venue il fonde une société proposant des appareils déclenchant une alarme en cas de crise cardiaque. Le projet doit être abandonné sur plainte déposée par l’ordre des médecins. Il est condamné à 1 an de prison avec sursis pour publicité mensongère. Il fonde alors un groupe d’achat à destination des comités d’entreprise.
Commence alors une carrière de consultant, de rachat d’entreprises en dépôt de bilan, extrêmement active et touffue. il obtiendra l'exploitation de la marque Manufrance. Il rachètera pour une bouchée de pain les châteaux de l'ancien dictateur centrafricain Bokassa, en lui faisant croire que ses châteaux allaient être saisis par les autorités françaises. La vente sera annulée. Il rachète Terraillon 1 franc et le revend 125 millions de francs, tout comme Look revendu 260 millions de francs, tout comme La Vie Claire, Testut, Wonder, Donnay, toutes revendues. Il anime par la suite des émissions télévisées auxquelles il confère des audiences surprenantes. Il fonde des écoles de commerce pour des jeunes au chômage, pour des femmes. Toutes les écoles fermeront. Il constitue une équipe cycliste, il rachète une équipe de football, il reprend Adidas. Il se lance dans une carrière politique et se présente aux élections législatives de Marseille. Il organise un faux attentat à la bombe contre sa permanence « pour sensibiliser les indécis » à la veille du scrutin qu’il perd de justesse. Il sera élu à l’élection qui suit. F. Mitterrand impose la présence de Bernard Tapie au sein du gouvernement de P. Beregovoy : il devient ministre. Il démissionnera peu après puis sera réintégré.
De longues et douloureuses affaires politico-judiciaire l’opposeront au Crédit Lyonnais et au club de l'US Valenciennes-Anzin pour laquelle il écopera d’une condamnation définitive (2 ans dont 8 mois ferme) aux titres de corruption et subornation de témoin. En faillite personnelle il lui est interdit de faire des affaires, il est aussi inéligible en politique et interdit de fonction dans le football. Il se reconvertit dans le cinéma comme acteur et d’animateur télévision. Il rencontre constamment Nicolas Sarkozy.
Des opportunistes aussi talentueux sont rares, à ce niveau ils deviennent des artistes : le bagout peut venir à bout de tout, il a toujours dirigé le monde, il le dirigera toujours. Cependant que reste-t-il de toutes les activités de Bernard T., rien si ce n’est des rancœurs, des rancunes, des souvenirs de combat épique. Faut-il l’imiter ?
"Il y a dans la droiture autant d'habileté que de vertu “ et c’est la seule façon de faire des grandes choses.
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