Le grand décrochage
Est-il possible de vivre hors cadre, sans argent, sans travail, sans police - ou sans institutions ? Le « vivre sans » suppose un mouvement collectif de désappartenance cohérent et la capacité de penser « à la hauteur de la catastrophe » en cours tout comme celle de se mobiliser en masse pour une autre forme de vie en commun souhaitable et soutenable, ainsi que le rappelle le philosophe Frédéric Lordon dans un livre d’entretiens avec Félix Boggio Ewanjé-Epée.
Serait-il vraiment plus facile « d’imaginer la fin du monde plutôt que celle du capitalisme » qui fait les fins de mois si difficiles à la multitude de moins en moins silencieuse ? La Bête nous tiendrait-elle à ce point par le corps, les émotions et le reste ? Combien de présumés humains seraient-ils disposés à renoncer à leur confort illusoire pour vivre une vie plus simple et plus frugale, sans faux besoins ni addictions ? Comment penser une alternative « à partir des catégories politiques dont nous héritons » ? Voire se défaire du « fait institutionnel » ?
Pour le philosophe insurgé, « le point de départ est l’imaginaire » - au-delà de la contestation et de la protestation, « une politique de transformation » , cela « marche à l’imaginaire »... Si « le spectacle du capitalisme n’est plus qu’une gigantesque obscénité » et si son fonctionnement se solde par un empoisonnement généralisé à tous les étages du « vivre ensemble », alors le « dégoût éthique » qu’il suscite pourrait bien être un « puissant embrayeur de l’imaginaire contemporain de l’émancipation ».
Cela suppose que les « décrocheurs » qui voudraient « vivre sans » prennent la mesure de leurs véritables intérêts bien compris : « être gouverné par l’intérêt est ne pas être à la hauteur de sa propre humanité ». Etre juste contrarié dans ses petits intérêts de jouissance personnelle ne suffit pas à s’élever à son humanité en puissance... Mais la forme la plus élémentaire de l’intérêt n’est-elle pas liée à la nécessité de la persévérance dans notre être ? Seulement, la persistance de cet être-là est menacée et mise à mal par une « force historique d’une puissance sans précédent dans le devenir-infernal de nos institutions » - une force régressive et répressive fort commodément baptisée « néolibéralisme »...
Le fait institutionnel
Le philosophe rappelle que la politique n’est que « l’interminable histoire des lignes de fuite qui réusissent ou qui foirent – qui foirent d’avoir réussi ». Une "révolution" réussie ne donne nullement l’assurance de lendemains meilleurs, si l’on en juge les expériences passées : « Et tout est toujours à recommencer, indéfiniment : fuir ailleurs, dans un nouvel espace lisse... et puis le voir se re-strier. Et devoir fuir à nouveau »...
Lordon rappelle qu’une institution peut être définie comme « tout effet, toute manifestation de la multitude ».
Ainsi, « la coutume de se serrer la main droite plutôt que la gauche, par exemple, est une institution »... Le concept de l’institution n’est donné par aucun « objet institutionnel particulier » mais par « l’affect commun – par tout effet de la puissance de la multitude ».
Inutile de chercher l’institutionnel dans le bâtiment, le béton – dans le dur qui dure : il est consubstanciel à toute organisation collective vouée à sa déconcertante durée, infiniment révocable...
Voilà cette « puissance de la multitude » graduellement privée de ses « anciens points d’investissement » par la si peu résistible avancée du « néolibéralisme » qui semble avoir investi jusqu’à nos émotions : s’en trouvera-t-elle de nouveaux ?
Cette multitude en puissance pourrait-elle créer de « nouveaux regroupements de fait, d’autres systèmes cohérents de partis pris » s’institutionnalisant par exemple en partis de la vie bonne et en institutions justes ? Peut-on « destituer » pour ré-instituer vers des structures passeuses de justice sociale, vraiment conformes aux voeux et « intérêts » bien compris de tous ? La multitude fait-elle loi ?
La lucidité analytique ne va pas sans un certain idéalisme quant à la mobilisation de cette « souveraineté onto-anthropologique » de la multitude" – durable, de surcroît : « L’imperium c’est la souveraineté fondamentale du tout sur ses parties, ce par quoi le tout fait autorité, et ceci avant même qu’il soit question d’une organisation interne particulière. L’organisation interne – l’appareillage institutionnel – n’a pas en elle-même les moyens de puissance de ses prétentions normatives. Ces moyens, elle les emprunte nécessairement en dernière analyse au collectif même comme force. La puissance par laquelle les normes normalisent, par laquelle les institutions tiennent leurs sujets, c’est celle de la multitude même – imperium. »
Nécéssité peut-elle faire loi ? Une révolution de palais lessivant certains occupants au profit d’autres fait-elle le bonheur durable d’une communauté nationale ? C’est toute la « malédiction des institutions formelles en tant qu’elles sont des cristallisations de la force du collectif » : elles sont objet d’une « tentation permanente » - celle de la capture par « les groupes particuliers qui veulent soumettre la puissance de la multitude à leurs intérêts propres »...
Serait-ce d’abord une affaire de vision accumulée depuis des siècles ? Il s’agirait alors d’accomoder cette vision séculaire à cette évidence sous nos yeux comme La Lettre volée d’Edgar Poe : « Nous vivons l’Etat comme une puissance séparée, extérieure et supérieure à nous, alors qu’en dernière analyse l’Etat (le principe de l’Etat) c’est nous – lui n’est qu’un pouvoir. Il est le constitué et nous sommes le constituant (...) et c’est ça le vrai drame : nous sommes en dernière analyse les auteurs de notre propre aliénation »...
Pourquoi « s’obstiner à parler de désastre climatique et feindre de chercher une solution au désastre dans le capitalisme » ? La contradiction est flagrante : confier, une fois encore, aux responsables et bénéficiaires de la dévastation contemporaine le soin de trouver une « solution », la leur, fût-elle ultime, n’est-ce pas, une fois encore, (re)légitimer le renard en gardien du poulailler ou le loup en concierge de la bergerie ?
Lordon l’admet : « il faudra une secousse de magnitude historique pour changer l’état des choses »...
L’histoire des idées est riche en propositions dont celle du « salaire à vie » de Bernard Friot qui permettrait de mettre fin au « chantage à la subsistance », de lever enfin toute menace sur la survie pour accéder à une société plus conforme aux voeux de la multitude : « c’est la rémunération inconditionnielle de tous, attachée non pas à quelque contribution assignable mais à la personne même, ontologiquement reconnue comme contributrice, indépendamment de toute contribution particulière" . Car « être à la société », n’est-ce pas comme « être au monde » et, « en soi apporter à la société » ?
Si la vision a guidé les concepteurs du moteur à explosion, pourquoi ne guiderait-elle pas les architectes d’un nouvel ordre social vers ce « salaire à vie » ? Mais les passions semblent aller ailleurs que vers « l’abolition de la propriété privée lucrative » préconisée par Friot et il ne faut pas sous-estimer « les capacités d’accommodation dystopiques » du capitalisme avec sa "charge d’organisation sociale accumulée"...
La pente est bien longue à remonter, compte tenu de la « division du travail » en vigueur et de notre servitude consentie : « La reddition au marché de tâches à la découpe de plus en plus fine nous transforme en incapables. Et c’est bien le but de la manoeuvre : que nous ne soyons plus capables de rien, pour qu’en aucun cas de besoin nous n’ayons plus que la ressource de recourir à un prestataire marchand »...
La preuve par l’industrie automobile : « L’opacité de l’électronique automobile est faite exprès pour déposséder les gens de leur capacité »... Le temps d’un jeune énarque et candidat à la députation nommé Jacques Chirac réparant lui-même (pour la galerie...) sa Peugeot 403 en 1967 est bel et bien révolu...
Le problème avec l’argent
"L’argent », fût-il de plus en plus « dématérialisé », serait-il devenu notre corps et notre sang voire notre respiration même ? Manifestement, il asservit au lieu de servir les intérêts de l’espèce présumée humaine : « La violence de l’argent, c’est notre violence, la violence de notre désir, désir acquisitif, pronateur. De ce désir violent, l’argent n’est qu’une mise en forme. Ce qui signifierait que l’argent ôté... resterait la violence désirante. Sans forme. Donc encore plus violente. »
Mais la désargence semble devoir attendre des jours plus inspirés voire une spiritualisation de l’espèce invasive et prédatrice : « On devrait donc y regarder à deux fois avant de « supprimer l’argent », en tout cas sans réforme préalable de notre régime de désir – car aucune donnée anthropologique n’interdit de concevoir des régimes de désir autres, décentrés de l’acquisition de biens matériels, engagés dans d’autres poursuites ».
Si nos contemporains achètent de l’émotion et du confort en masse, ressentent-ils pour autant le besoin d’acheter du sens voire de la validation de nouvelles institutions et de nouveaux pouvoirs orientés vers la justice sociale ? Si la température monte pour tout le monde, son élévation n’est pas encore assez sensible pour certaines catégories privilégiées et fort éloignées de celles des soutiers qui font tourner les turbines de leur confort en salle des machines : « La bourgeoisie urbaine et cultivée n’aura vu le moindre problème à ce que s’opère le massacre silencieux des classes ouvrières ; la mondialisation libérale ne lui sera devenue suspecte qu’au moment où il se sera agi « de la planète »...
Mais habite-t-on vraiment la même planète ? « L'affect climatique » pourrait-il devenir, nonobstant un éco-enfumage hallucinant, un « réel opérateur de déplacement », pèsera-t-il assez « dans la balance affective qui pour l’heure soutient le capitalisme ? »
Aucun petit livre vert, rouge ou bleu ne donne le mode d’emploi pour subsituer l’équité sociale à la distribution de la parole en parodie de "débat" dévoyé et une société véritablement écologique à un système prédateur, ultra-inégalitaire et juste attaché à un dérisoire objectif de « neutralité carbone » et d'économie "décarbonée"...
Si la sortie du « capitalocène » et du capitulisme semble l’issue la plus improbable à l’impasse écologique, la désaffection envers le « capitalisme vert » n’en constitue pas moins un levier d’action possible pour peu que la mobilisation écologique réintègre le champ de la justice sociale.
Pourquoi continuer à faire croître les « profits » du green washing jusqu'à l'abîme qui les engloutira en pure perte pour tous ? sPourquoi ne pas mettre fin sans délai à l’écrasement des plus fragiles - des précaires et des dépossédés d'un système spoliateur et cannibale qui dévore tous ses dévôts sans distinction ?
Pourquoi ne pas tenter et réussir enfin le nécessaire point de rencontre entre éthique, équité, économie, écologie et politique ?
Frédéric Lordon, Vivre sans ? – Institutions, police, travail, argent..., La Fabrique, 304 p., 14 €
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