Le grand « marché au plus »
Le « toujours plus » de notre société de consommation semble avoir gagné le champ de la politique et, plus grave encore, le citoyen lui-même. Quand il faudrait moins : moins de croissance mondiale et donc moins de pollution, moins de démagogie politique, moins d’infantilisation du consommateur, c’est la loi du « toujours plus » qui trouve en réalité à s’appliquer encore et partout : de « plus » en « plus »...
Bien sûr, on imagine mal un annonceur faire la publicité d’un produit sur ses qualités de sobriété, de minimalisme, de banalité ! Mais de là à tomber dans ce grand marché au "plus" de la publicité... Ce domaine est devenu le terrain de la surenchère la plus poussée, jusqu’au surréalisme. L’excès étant depuis longtemps atteint, on a fini de s’en étonner. Autant dire que le marché au "plus" est acquis comme une évidence, comme une loi universelle qui a gouverné de tous temps. Le moindre objet, et même surtout le plus petit objet, doit produire des effets magiques stupéfiants, vous doter de super pouvoirs. Le bonbon ou le chewing-gum vous fait décoller de ce monde réel et vous transporte dans des sphères paradisiaques. C’est devenu le cliché incontournable. Ce n’est plus seulement le "goût de paradis" que l’on prétend vous offrir, c’est tout le paradis ! Et dans cette quête insensée du "toujours plus", on n’a pas fini d’associer les îles exotiques à une vulgaire paire de lunettes ou l’orgasme sexuel aux sensations promises par la conduite ou la simple apparition d’une voiture. Toujours plus d’effets promis pour toujours plus de plaisir attendu. Cette règle étant posée, tout va de soi. La loi du "toujours plus beau" conduit à vendre les services d’un opérateur téléphonique grâce à la silhouette d’une séduisante jeune fille dont les cheveux blonds et la robe légère flottent dans le vent... artificiel. Toujours plus de nouveauté aussi. L’estampille "nouveau" est apposée sur tout ce qui se vend, se loue, se prête.
Un concentré de "marché de toujours plus" trouve son expression sublimée, dans le "gadget plus ultra" que représente le téléphone portable, objet de tous les fantasmes aux apparences toujours plus soignées par ses concepteurs. Par ce symbole, bien plus fort qu’on ne l’imagine, le grand "marché au plus" a de beaux jours devant lui.
En politique et spécialement en période électorale, il est dangereux de prôner l’économie ou la restriction. Il faut promettre plus, toujours plus ! Les trois principaux candidats ont versé dans cette tendance incontrôlable. François Bayrou n’est pas exempt de reproches non plus même si son projet fut fondé sur l’esprit de modération des pouvoirs et des déficits. C’est que le système du "marché au plus" est vicieux, si vous n’y entrez pas vous en êtes exclu ! Et les duettistes Sarko et Ségo ont mené bon train une campagne n’ayant rien à envier aux campagnes de publicité : le sourire de Ségolène n’aurait pas desservi un spot de pub pour dentifrice et la "dégaine" de Nicolas aurait pu renforcer une bande annonce de film d’action.
On connaît bien les "toujours plus" de la droite et de la gauche : toujours plus de pouvoir d’achat, d’emplois, de sécurité... Les deux grands partis se partagent le "marché au plus" de ces thèmes mais aussi le "marché au plus" des méthodes : diabolisation par-ci (portrait de Sarkozy jusqu’à l’extrême caricature), stigmatisation par-là (Sarkozy et la "racaille", les moutons qu’on égorge dans les baignoires, ceux qui ne se lèvent pas tôt, les mauvais juges, etc. !). Mais tout cela n’est pas nouveau. On se souvient des promesses démagogiques passées et des paroles d’un candidat évoquant des odeurs incommodantes dans les cages d’escaliers des immeubles... Lionel Jospin n’a pa su (pas voulu ?) tirer le meilleur profit de la loi du "toujours plus", Balladur avant lui non plus. On voit leurs résultats dans les urnes...Car le slogan reste "votez pour Madame Plus", "votez pour Monsieur plus !" Et Bayrou ! Oui ! Bayrou aussi ! Lui, qui, dans un moment de tension extrême de l’entre-deux-tours, s’en prit à Sarkozy, avec sinon la preuve du moins la "certitude" d’un complot monté contre lui et Royal que l’on ne voulait pas laisser débattre à la télévision.
La seule certitude est l’existence et l’extension de ce grand marché au "plus". Ne vous croyez pas à l’abri, vous ! Oui vous qui lisez ce papier ! Vous êtes un citoyen modèle qui s’informe et fréquente "plus" internet et moins les médias traditionnels. N’êtes-vous pas de ceux qui entretiennent une nouvelle forme de "marché au plus" ? Toujours plus d’internet ? N’êtes-vous pas, reconnaissez-le en votre âme et conscience, à l’affût du scoop inédit propagé par la blogosphère, du dernier clip de You tube qui fera scandale. Qu’y a-t-il de plus savoureux que des images qui n’ont pas été diffusées par la boîte à images ? "Pas vu à la télé" en somme, mais justement, tout le plaisir est là... N’aimez-vous pas vous laisser bercer par les doux accents polémiques du dernier rebelle à la mode qui a renié son camp pour venir critiquer ses pairs à vos oreilles complaisantes ? N’avez-vous jamais goûté aux délices de la paranoïa ?
Toujours plus, je vous dis ! Toujours plus pour l’internaute, autoproclamé "Citoyen Plus" par son seul goût des nouvelles technologies et des débats appuyés. Toujours plus de dénonciation des pouvoirs établis, des médias serviles, de la démagogie, des moutons suiveurs. Toujours plus de désobéissance, de crachats dans la soupe, d’invectives et de foire d’empoigne. Et, naturellement, toujours plus de papiers sulfureux, de rédacteurs qui dérangent ! Auriez-vous lu cet article s’il avait choisi la voie neutre et objective d’un contenu riche en information mais dénué d’esprit pamphlétaire ? Bien sûr que non ! Mais non ! Le citoyen cherche moins à parfaire ses connaissances, et à partager son savoir avec les autres, qu’à se mettre en avant, qu’à s’empoigner, qu’à se nourrir de tout ce l’on peut jeter en pâture à son esprit avide de provocations. Il est tombé dans le nouveau "marché au plus"...
Il fallait bien crever cet abcès-là. Voilà qui est fait ! Mais tout va-t-il si mal ? Pas tant que cela. Si l’on regarde bien, on peut voir se dessiner un mouvement qui vient contrer le "marché du toujours "plus". Quelques phénomènes de "dé" se font jour. Certes pas de décroisssance en vue car nous ne sommes pas près de nous défaire de nos biens en surabondance, de nos désirs toujours plus gourmands. Mais voici qu’apparaît un phénomène : la "décroyance" ! La décroyance est une attitude qui consiste à renier des croyances jusqu’ici érigées en dogme, aussi appelées parfois "bien pensance", "pensée unique". Ce n’est pas nouveau mais c’étaient autrefois les penseurs qui en étaient les propagandistes. Ainsi, Sartre rejetant le communisme. La décroyance aujourd’hui est l’oeuvre de quelques leaders "décomplexés" de la politique. Sarkozy a ce mérite d’avoir donné un grand coup de pied dans la fourmilière, d’avoir fait le premier pas, même si ce pas prit trop souvent la forme d’un pied au derrière ! On se souvient de son offensive contre l’esprit de Mai-68 et de son discours iconoclaste en faveur des mérites du travail. Ségolène Royal a emboîté le pas en dénonçant les promesses irréalistes du programme du PS qu’elle avait pourtant défendues. La "décroyance" gagne du terrain... Le gouvernement actuel est le résultat de "débauchages" qui mettent à mal (mais est-ce un mal ?) les clans trop classiques, trop fermés, trop cimentés par des idéologies paralysantes.
Mais il serait naïf de croire que toute cette décroyance, toutes ces tactiques nouvelles, visent le seul intérêt général. Il s’agit aussi de "marché au plus" à l’envers : moins d’ancrages idéologiques pour plus de pragmatisme ! Pour aller plus vite, pour "gagner plus" ! On ne bâtit pas le futur en se jetant à corps perdu et avec précipitation dans une politique qui pense qu’analyser c’est paralyser. En tout cas, ces postures ne font pas une stratégie solide pour le long terme. L’inconsistance, c’est l’inconstance et vice versa. Un projet de société ne se conçoit pas comme une entreprise ni au rythme de l’entreprise. On ne convoque pas à son gré les valeurs et les grandes figures. On ne les congédie pas non plus. La démagogie facile du "choix de la baguette de pain", manière compassionnelle qui consiste à feindre de posséder toutes les réponses (en direct à la télé !) à toutes les inquiétudes que les Français rencontrent dans leur vie quotidienne, ne mène pas loin. C’est l’éthique du pathétique !
Si les frontières bougent, si les idéologies se fissurent, le citoyen, lui, reste encore trop prisonnier du clivage écrasant qui étouffe sa réflexion et le prive de liberté de penser en-dehors de ces cadres imposés. L’imposture du conflit droite-gauche est à l’origine de simplifications du complexe au nom des idées du parti ou de la mode. Un exemple : hier, on "sociologisait" les causes de la délinquance des jeunes à grands renforts de thèses de sociologues réputés. Aujourd’hui, on opère une "biologisation" de ces mêmes problèmes au vu très succinct des quelques études scientifiques du moment.
Il faut sortir de ces réductions. Et puis, on ne parle pas au peuple que de pain. On l’aide aussi à esquisser un idéal. On ne s’en moque pas indéfiniment non plus et surtout pas en méprisant la question de la justice qui est le détonateur des révolutions. La justice des tribunaux, la justice fiscale, la justice sociale. Un socle de valeurs doit être sauvegardé avec la justice comme clé de voûte, et doit s’ancrer dans la durée, se développer, se perpétuer. Un sillon doit être creusé, au rythme humain qui est le nôtre.
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