Le jeu des possibles
Que reste-t-il d'avenirs possibles pour nos « affaires humaines » en perdition ? Face à la mutation anthropologique en cours, Haud Guégen et Laurent Jeanpierre rappellent que « la perspective du possible participe du combat permanent, mené dans une société, autour de la définition légitime de la réalité et de ce qu’elle peut devenir ». Les deux chercheurs de "réel" proposent de définir et fonder un « nouveau sens du possible libéré de ses effets d’impuissance et d’apathie », et, bien sûr, « adapté à notre époque ». Pourquoi ne pas oeuvrer à une « politique de l’espérance visant le possible plutôt que le probable » ?
Les dernières pages d’un livre sont-elles déjà contenues dans les premières, comme l’affirmait Albert Camus (1913-1960) ? Les outils permettant d’aller demain vers un monde soutenable voire souhaitable ou désirable seraient-ils d’ores et déjà forgés aujourd’hui, dans notre société dite « postindustrielle », avec ses processus perfectibles ? Le Xxe siècle technicien entendait appréhender le possible avec ceux dont il disposait. C’est-à-dire ce qu’il convient d’appeler ses « outils de domestication de l’incertitude", à partir de ses « pratiques de prévision, de planification et de prospective ». Celles-ci aboutissent à l’algorithimique et l’imaginaire cybernétique actuels concevant le gouvernement des hommes sur le modèle de la machine. Ainsi, la « légitimité » de cette forme de gouvernement découlerait de la traduction algébrique et de la capacité à « rationaliser » aux termes de calculs absorbant voire évacuant la singularité des personnes et des expériences par les nombres.
Avec l’informatisation de l’Etat (1985), des « techniques d’anticipation nouvelles » s’imposent dans l’activité administrative et étatique qui, dès lors, « se concentre ainsi peu à peu sur l’anticipation d’événements non désirables et sur une activité de surveillance à distance des populations ». Gouverner, n’est-ce pas prévoir ? Voire prévoir le pire, quitte à l'organiser ? Et la détention du pouvoir ne permet-elle pas de « préempter voire de monopoliser des possibilités qui pourraient être formellement disponibles pour n’importe qui » ? Quels « biais » interviennent dans la conception des algorithmes numériques ?
La « passion du possible »
Bismarck (1815-1898) disait que la politique est « l’art du possible ». Pour Max Weber (1864-1920), une politique authentique est « aspiration à l’impossible »... Entre le Second Empire et la Grande Dépression de l’entre-deux-guerres, « la connaissance du possible et de ses degrés de réalité » passe au laminoir du comptage et de la quantification. Depuis, les développements technologiques, notamment ceux de « l’intelligence artificielle », promettent de « changer de réalité » - pour le moins, ils déplacent le rapport au réel d’une espèce présumée pensante qui s’abstrait de toute considération éthique comme elle s’extrait d’elle-même.
Une société qui est tout juste capable de compter sans concevoir des possibles autres que prévisibles peut-elle créer un avenir désirable ?
Dans leur enquête sur les possibles à partir de ceux du présent, Haud Guégen (maîtresse de conférences en philosophie au Conservatoire des arts et métiers) et Laurent Jeanpierre (professeur de sciences politiques à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne) rappellent que la « définition et la circonscription des possibles » ont été le souci constant de diverses « formes de gouvernement » : « L’usage pour dire et prédire le champ des possibles, des savoirs sur l’homme et la société, adossé à des technologies mathématiques nouvelles comme les statistiques et le calcul des probabilités, s’est lentement imposé comme un fait central de l’action gouvernementale aussi bien pour l’Etat et les pouvoirs publics que pour les entreprises privées. De ce point de vue, le gouvernement du possible doit s’appréhender comme une région du gouvernement par les nombres ».
Les deux chercheurs en sciences sociales nourrissent leur réflexion dans les oeuvres de Weber, Marx (1818-1883), Ernst Bloch (1885-1977), Pierre Bourdieu (1930-2002) ou Albert O. Hirschman (1915-2012) qui entendait défendre « le droit à un futur non planifié, non prévisible, voire susciter une passion du possible »...
De la conscience utopique à la dystopie terminale
Dans l’aventure vitale des humains jetés au monde, des « rêveries ou des désirs collectifs se sont exprimés sous des formes comparables aux utopies ou aux uchronies dans la plupart des civilisations écrites ». Pour nombre de spécialistes, « la production d’utopies serait une constante anthropologique des sociétés d’écriture et des principales religions ». Si Thomas More (1478-1535) avait forgé le terme d’ « utopie » dans son ouvrage éponyme paru en 1516, bien des communautés humaines antérieures développaient leur conception d’une « société idéale »...
Les utopies véhiculent l’idée d’un « non-lieu » de bonheur et exprimeraient ces désirs de « formes de vie meilleures » alors que les « dystopies exposeraient des craintes que les conditions d’existence ne s’aggravent ». Après tout, « la perspective du possible contient celle du pire ». Le Xxe siècle a vu un engouement pour des dystopies dont les plus célèbres sont Le Meilleur des mondes (1932) d’Aldous Huxley (1894-1963)) et 1984 de George Orwell (1903-1950). Toutes deux ont été inspirées par Nous autres (1920) de l’ancien ingénieur soviétique Eugène Zamiatine (1884-1937) réfugié à Paris.
Pour Ernst Bloch, la « poussée utopique s’exprime bien au-delà des réformes sociales et de la politique, dans les sciences et les techniques, les arts et l’architecture, la pédagogie et l’urbanisme, la religion et le droit ».
Haud Guégen et Laurent Jeanpierre invitent à considérer les « utopies réelles » à travers les pratiques diverses qui « incarnent déjà, en un temps et un lieu donnés, les alternatives aux organisations sociales dominantes et les expériences dominantes préfigurant un monde désirable ». En d’autres termes, l’utilité de ces « créations imaginaires » pour « briser la vitrine d’un présent paraissant sans avenir » est plus qu’éprouvée, quand bien même l’épreuve de vérité se poursuivrait en une histoire sans fin.
Mais ces créations peuvent aussi « désorienter l’action transformatrice en conduisant à des impasses ».
Il n’en demeure pas moins que la notion d’ « utopie réelle » rationalise notre rapport à l’imagination et lui confère une « plus grande consistance empirique ». Vers une « apocalypse joyeuse » ? Le « sentiment d’une vie entièrement privée de possibles et d’un destin fixé à la naissance » peut être vécu par chacun comme une tragédie, le cas échéant. Si ce sentiment d’une vie tragique est bien partagé par un nombre croissant de vivants en mal de sens, le désenchantement est-il pour autant absolu et répandu ? Le discours de l’impossible se prétendant « réaliste » ne heurte-t-il pas le sens commun ? There is no al-ter-narrative...
Gramsci (1891-1937) appelait à conjuguer « le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté » dans un exercice de lucidité qui est la condition même d’une « émancipation » bien comprise. Erik Olin Wright (1947-2019) décrit les « stratégies interstitielles implantées dans la société civile, déployées en dehors ou à l’écart de l’Etat » afin de « construire des institutions contre-hégémoniques au sein de la société ».
Ainsi, par exemple, la longue transition du féodalisme au capitalisme s’avèra une « mutation lente qui transforme peu à peu un système de relations dans son ensemble ».
En 1972, le rapport Meadows sur les limites de la croissance inaugure « la mise en place d’un horizon apocalyptique à l’échelle d’une opinion publique élargie ». Ainsi, l’idée d’une « apocalypse immanente plutôt qu’imminente témoigne d’un nouveau montage de la pensée et de la praxis écologiques » aboutissant aux actuelles annonces d’effondrement planétaire – certains ont « l’apocalypse joyeuse » et rageuse...
Mais pourquoi ne pas se consacrer à la recherche de possibilités réelles d’une vie meilleure ?
Celle-ci ne revient pas à « calculer des probabilités futures ou annoncer des événements qui viennent » voire s’en tenir à l’inéluctabilité présumée de catastrophes écologiques ou sanitaires. Elle suppose de « disposer d’une orientation préalable vis-à-vis de l’avenir, d’avoir une idée du souhaitable, d’adopter consciemment plutôt qu’inconsciemment une vision utopique et de s’orienter dans le présent et au-delà de lui ». Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre estiment que les chercheurs en sciences sociales doivent intervenir « en établissant avec plus de rigueur que ne le font d’autres producteurs symboliques le jeu des espérances et des possibles ».
Lorsqu’une matrice algébrique en perpétuel mouvement abstrait l’espèce d’elle-même et l’emmène vers une terra incognita d’abstraction implacable (Terre promise pour certains de ses hypothétiques bénéficiaires...) où s’accroissent seulement les chiffres d’affaires et les parts de marché absorbant ou désactivant les humaines « variables d’ajustement », ne serait-il pas urgent de s’en désenvoûter par l’exercice d’une véritable « puissance d’agir » conjurant les affaiblissements du "lien social" et du nécessaire travail de symbolisation ?
Lorsque les représentations mentales et autres « modélisations mathématiques » nient rageusement le principe de réalité, ne sont-elles pas rattrapées par lui, tous mécomptes faits ? L’humain est un être de potentialité et de puissance qui ouvre en possibilité les déterminismes et les catastrophes annoncées par un meilleur usage du « réel » comme de la machinerie des anticipations.
L’écriture du possible requiert un sens de l’orientation vers une voie praticable ainsi qu’une puissance de dire alliée à celle d’un agir selon des vivifiantes intuitions narratives convergeant vers une issue hors d’une « hyper-réalité » suffoquante. Est-ce ainsi que s’effectue la métamorphose d’une créature tributaire de ses conditions d’existence en créateur de sa vie, délivré du vide qui emporte les grandes espérances d’antan, et en créateur de nouvelles évidences de réel par l'exercice d'une vigilante liberté refusant de disparaître dans la dystopie terminale d'un techno-imaginaire mortifère ?
Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre, La perspective du possible – Comment penser ce qui peut nous arriver, et ce que nous pouvons faire, La Découverte, 336 pages, 22 euros
2 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON