Le jour où l’euro(pe) a basculé
Par Charalambos Petinos
« Avec trois décennies de recul, l’assujettissement des économies au pouvoir des banquiers parait limpide. Il procède d’une triple automutilation des Etats. La première intervient à partir des années 1970 lorsque les puissances publiques s’interdisent d’emprunter directement à leur banque centrale ; il leur faudra donc se tourner, à grands frais, vers les marchés. La deuxième découle de l’amputation des recettes fiscales. La troisième dérive de la dérèglementation du commerce de l’argent. Dès lors, les institutions de crédit prennent la barre. Au début des années 1990, les profits des banques américaines dépassent ceux de l’industrie manufacturière. » Si j’ai choisi de commencer cet article sur les dérives du système financier mondial et du système européen en particulier, par cette citation, c’est parce que Pierre Rimpert résume de manière concise et claire la situation de domination du monde par les financiers.
En effet, l’auteur dans un article intitulé « Bâtisseurs de ruines », article introductif au magazine Manière de voir (Le Monde Diplomatique) No 119, avec le titre La crise bancaire. Le casse du siècle, analyse les politiques qui ont mené le monde entre les mains des banquiers et des financiers.
La banque et la finance sont devenues la pompe qui se nourrit et qui aspire la richesse au profit d’une minorité, bien loin du rôle qu’elles revendiquent d’outil de création de richesse et d’activité.
Et si par hasard un événement vient perturber cette belle machine, les pots cassés sont payés par les utilisateurs ou par les Etats. C’est dans cette optique que nous devons, à mon sens, aborder la question de la crise économique européenne et de ses conséquences.
L’édification de l’Union européenne, lente, laborieuse et imparfaite a été poussive ; l’euro a été adopté sans avoir les outils de contrôle et de gestion adéquats et en très peu de temps cet édifice a failli tomber en ruines. Il ne s’est pas encore tout à fait remis.
Chypre, un exemple anodin ?
Abordons cette question en commençant par un pays en crise mais qui ne pose - a priori - pas de problème de survie à la zone euro : Chypre.
Ce choix marque également l’anniversaire du « sauvetage » de l’économie chypriote. En effet, en mars 2013 la troïka (Banque Centrale européenne, Fonds Monétaire International et Commission européenne) imposait à Chypre une décision novatrice : afin de lui prêter une partie de l’argent nécessaire à la recapitalisation de ses banques, le pays devait trouver en ressources propres une autre partie. Le prêt accordé s’élevait à 10 milliards d’euros et les ressources propres devaient atteindre les 5,8 milliards. L’économie chypriote exsangue ne pouvait trouver cette somme ailleurs que chez les créanciers des deux banques chypriotes concernées. Le principe donc d’une participation du secteur privé à la restructuration des banques était acté. Dans un premier temps, l’Europgroupe avait décidé que tous les dépôts dans les banques chypriotes devaient être taxés dès le premier euro. En y regardant de plus près, les technocrates de Bruxelles se sont aperçus que les directives l’interdisaient : les dépôts à hauteur de 100 000 euros étaient garantis. Au final, un taux de 47,5% a été prélevé sur les sommes au-delà des 100 000 euros. L’accord prévoyait en outre, la mise en place d’un dispositif de contrôle des mouvements de capitaux, afin d’éviter tout bank run. Néanmoins, notons, à titre d’exemple, que les dépôts dans les banques chypriotes ont chuté de manière vertigineuse : déjà en septembre 2013 ces dépôts s’élevaient à seulement 47,4 milliards d’euros contre 70 milliards en mars de la même année, donc avant la décision de l’Eurogroupe.
Néanmoins, cette novation ne pouvait exclure un risque de contagion à l'échelle européenne, à cause de la panique bancaire qu’elle pourrait provoquer dans d’autres pays ayant les mêmes difficultés bancaires que Chypre. Les injonctions de l'Eurogroupe soulignant que Chypre resterait un cas isolé n’ont fait que jeter de l’huile sur le feu.
A qui profite le crime ?
Ces craintes n’ont pas tardé à être vérifiées : le Président de l’Eurogroupe Jeroen Dijsselbloem se rependait dans la presse (Financial Times et à Reuters, dès le lundi 25 mars 2013) de sa fameuse déclaration « Si une banque à risque ne peut pas se recapitaliser elle-même, alors nous discuterons avec les actionnaires et les créanciers obligataires, nous leur demanderons de contribuer et, si nécessaire, aux détenteurs de dépôts non garantis ». Cela faisait de Chypre un laboratoire, une expérience appelée à être suivie d’autres, si nécessaire.
Suite à cette déclaration tout le monde, de la Banque Centrale Européenne, au Fonds Monétaire International, en passant par la Commission européenne, a expliqué qu’il s’agissait d’une méprise et d’une transcription erronée des déclarations du Président de l’Europgroupe. Il est néanmoins inconcevable qu’une personnalité aussi haut placée, entourée d’une nuée de conseillers en tous genres, ait dit, à la presse écrite (par-dessus le marché) une énormité pareille de son propre chef ! A preuve, quelques semaines seulement plus tard, bien qu’ils se soient tous répandus de démentis, l’Eurogroupe adoptait, à la fin juin 2013, la solution chypriote concernant la recapitalisation des banques et l’institutionnalisait.
En outre, toute la psychose créée autour du cas chypriote a transformé cette question, minime par rapport au poids de l’économie chypriote dans la zone euro - elle ne représente que les 0,2% du PIB de cette zone - en problème systémique, menaçant d’effondrement l’ensemble de l’édifice, à savoir l’euro et au-delà l’Union européenne elle-même.
Dès l’annonce de la « solution chypriote », un mouvement formidable de capitaux s’est opéré. Ce mouvement suivait la direction sud-nord, c’est-à-dire que les pays qualifiés de « club-méd » ont expérimenté une fuite massive de capitaux vers des pays réputés plus stables et plus surs au niveau économique, à savoir l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Je pense que nous sommes en droit de poser au moins la question « à qui profite le crime ? » et d’y réfléchir. En tous cas, nombreux sont ceux qui se la sont posée. En tous cas, nous sommes loin de l’Europe sociale, protectrice et humaine (à défaut d’être humaniste).
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