Le jour où la tolérance cessa
Peut-on dire qu’il y eut un jour précis où la tolérance s’arrêta ? Aussi loin que mon regard porte en arrière sur ces années-là, je ne saurai l’affirmer avec certitude. Mais à défaut de certitude, je peux dire qu’il y eut très tôt dans notre camp des convictions, elles-mêmes reposant sur la prescience de quelque chose qui allait changer, et la désagréable sensation aussi qu’une mutation dangereuse avait déjà opéré. Il y eut donc plutôt comme un glissement progressif, un engrenage insidieux. Mais de là à dire que personne ne voyait les choses arriver, ce serait s’abuser aussi. Les gens savaient...
Dans le camp à Nicolas, le point de jubilation maximale fut atteint le 6 mai de l’année 2007. Il sembla alors, et le souvenir très net de cette époque me revient en l’évoquant, que pour la plupart des gens gagnés à ses idées, tout devenait simple. Il y avait d’un côté les bonnes gens et de l’autre les mauvaises personnes. Dans les rangs des mauvaises étaient, bien sûr, comme chez nous, comptés les délinquants dangereux mais étaient aussi comptés les immigrés sans travail ni logement, les enfants commettant des actes désespérés nuisibles aux biens privés, les paresseux, ceux qui n’adoptaient pas le mode de sexualité dominant. Au début, peu s’offusquèrent de ce que Nicolas échafaudait par catégorisation et par tri. On se moqua sans gêne des belles âmes qui sonnaient le tocsin pour rien, pour ce que nous pensions alors n’être « rien » !
Il est vrai que notre société entretenait depuis longtemps des systèmes d’aides, opaques et même facilement détournables. Il est vrai également que la bureaucratie nourrissait de manière inflationniste un corps de fonctionnaires qui, à l’abri du privilège de la sécurité de l’emploi à vie, s’habillait parfois d’une vertu moralisatrice et instillait sa "bien-pensance" selon le mot à la mode que l’on employait à l’époque. Tout cela est vrai et aussi que ces fonctionnaires ne travaillaient pas tous bien, pas autant que l’on était en droit d’attendre d’eux et qu’ils étaient par conséquent peut-être la cause indirecte de la loi sur la réduction du travail hebdomadaire dans l’ensemble de notre activité économique. On ne saurait ignorer non plus de cette époque les actes de violences incompréhensibles (dits « gratuits » dans une époque où l’argent était vénéré comme la valeur au-dessus de toutes les autres). Ces actes étaient en augmentation constante et tout le monde marquait son impuissance à juguler cette inquiétante tendance, les éducateurs (parents, enseignants, éducateurs professionnels) comme les institutions (police, justice).
Il n’empêche que, dans le camp à François, nous fûmes inquiets très tôt. Inquiets quand le fichage des individus prit une tournure systématique. « Les citoyens qui n’ont rien à se reprocher n’ont pas à s’en inquiéter », nous fut-il rétorqué. Puis, il fut question de « tolérance zéro » selon l’expression utilisée par Nicolas encore candidat mais qui ne faisait qu’embrasser des valeurs qui montaient dans les esprits et que les clans extrêmes ne manquaient pas d’exploiter en séduisant de plus en plus de citoyens. La candidate de la gauche, elle-même, s’empara de cette idée et inscrivit dans son programme la nécessité de réprimer l’enfant dès le premier acte d’incivilité posé, de retirer aussitôt les aides aux parents, et enfin d’exalter le nationalisme par toutes voies d’ostentation des symboles de notre république. Cette campagne électorale s’acheva donc sans surprise par la reprise à l’unisson du refrain de notre hymne d’alors : « Qu’un sang impur... ». Dans le camp à François, nous fûmes alors qualifiés définitivement de personnes tièdes, d’hommes et de femmes sans convictions parce que « flous », parce qu’incapables de scander des slogans de l’un ou l’autre camp, parce qu’inaptes à légiférer par idées très simples et radicales ainsi que le peuple l’exigeait, du moins à en croire les leaders des deux camps opposés.
Vint assez facilement s’imposer le « ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration ». Les mentalités avaient été bien préparées par tout ce battage auquel les journaux et télévisions avaient prêté main forte, avec le même zèle qui les avait portés, lors de la campagne présidentielle précédente, à mettre en scène de manière spectaculaire le thème de l’insécurité. C’étaient, au début, des moments de liesse : tout allait enfin changer disait-on. De grandes fêtes accompagnaient ce renouveau. Des vedettes très populaires apportaient leur concours à l’œuvre de salubrité publique proclamée.
Au bout du compte, rien ne changea véritablement. Les mesures qui furent prises n’eurent comme fin que d’huiler et de renforcer le système en place au bénéfice principal de ceux qui en possédaient les clés, qui étaient au sommet de la pyramide. Le gouvernement agit uniquement à la marge, et posa comme limites toute sortes de plafonds et planchers : plafond d’imposition fiscale, peines-planchers pour les délinquants récidivistes, imposa partout, mais de façon plus ou moins heureuse, des simplifications. C’était l’aveu d’un manque manifeste d’imagination ! Il y eut pourtant dans les premiers mois des initiatives louables. Elles furent le fruit éphémère d’un gouvernement de fausse ouverture qui ne survécut pas longtemps à la campagne des élections législatives...
Mais sur le plan des
relations sociales, je peux dire, du fond de mon âge d’aujourd’hui, qu’un
virage avait bien eu lieu et que rien ne sera jamais plus comme avant. Tandis qu’une grande tolérance se répandait envers la société des gens riches, des gens célèbres, cela avec le soutien du pouvoir et de ses immenses moyens de propagande, un mouvement inverse venait gangréner pour plusieurs générations la société qui n’avait guère besoin de cela.
Vivrai-je assez longtemps pour voir le mouvement s’inverser ? J’en doute. On dirait que de nos jours - devenus des nuits ! - chacun n’est plus que la citadelle de son amour-propre et de sa sécurité. Retranché sur son chemin de ronde, posté derrière ses meurtrières, il tire sur tout ce qui est différent et qui s’approche. « Un instant, je vous prie », j’interromps ce récit le temps de mettre en attente un correspondant qui cherche à me joindre. Son visage sur l’écran semble marquer de l’impatience : « Retourne dans ton pays, sale Juif ! »
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