Le Journal du Pangolin - Kafka, Machinerie et Machination
Lire et écrire, cela changerait-il encore la vie ? Marie José Mondzain propose de s’en remettre à la puissance fictionnelle d'une écriture qui nous fait saisir une cohérence dans la machination en cours : celle de Franz Kafka (1883-1924). Le reclus de Prague a saisi en son temps la déshumanisation d’un monde sans charité ni espérance. La philosophe d’aujourd’hui nous convie à une lecture résolument politique de l’oeuvre émancipatrice de cet « éclaireur » et en appelle à une « métamorphose du regard » de nature à « ouvrir le champ de tous les possibles ».
Serait-ce désormais chose bel et bien admise ? Les formes produisent du sens et écrire c’est tenter de rendre un ordre à un monde sans cesse désorienté par les jeux du réel et de la fiction – ou orienté par de piètres « narrations » qui ne laissent aucune place à l’espérance et à la grâce de vivre... Il y a les écrivains qui écrivent pour rien – et à personne. Et puis il y a les livres qui ne nous sont pas adressés mais qui n’en disent pas moins quelque chose de notre réalité – ils peuvent même nous brûler les yeux...
Les récits de Kafka (L’Amérique, La Colonie pénitentiaire) pourraient-ils élargir notre conscience tant personnelle que collective après avoir ouvert une avenue dans leur temps ? L’adjectif « kafkaïen », entré dans le langage courant, désigne ces machineries administratives qui tournent à vide jusqu’à l’absurde et broient l’humain... pour rien !
Pour Marie José Mondzain, Kafka ne doit pas être tenu pour l’auteur d’une dystopie de plus mais celui qui, par l’acte d’écrire, « ouvre une brèche vivante dans le paysage du désastre et de la cruauté ». La philosophe, directrice de recherche émérite au CNRS et spécialiste de la « genèse iconocratique du capitalisme », avance sa définition de ce qui fait la force inaltérable d’une écriture : « Toute écriture part peut-être d’une blessure, d’une souffrance qui ne peut se dire qu’au prix d’un saut fictionnel vers une « zone » d’indétermination ».
Dans cette « zone »-là, à inventer chaque jour, se déploie « le champ imaginaire de tous les possibles » et « se tissent les liens où la possibilité de vivre ensemble déborde la réalité des luttes historiques pour partager l’actualité d’un même combat »... Etait-ce là l’intention constituée de Kafka dans l’exploration de notre réalité existentielle qu’il pressentait déjà avant la Grande Guerre ?
Ainsi, La Colonie pénitentiaire (nouvelle écrite en octobre 1914 mais publiée en 1919) indique « la possibilité d’un saut, d’un arrachement à la fois lucide et fragile à l’engloutissement ». Et « la hauteur de ce saut produit un regard » posé comme sur la face cachée de notre réalité : « Ce saut appartient au corps qui défie la gravité et échappe un instant à la chute. C’est ici l’art du danseur et celui du joueur. C’est peut-être là l’essence de tout art que de n’être que l’art du saut. L’écriture de Kafka appartient à cette danse, à ce saut qui permet cet écart, cette possiblité d’être étranger au coeur de l’espace où l’on va constituer sa possiblité d’agir, d’être l’agent de son propre mouvement. » Kafka, rivé quotidiennement à son bureau d’une compagnie d’assurances le jour et à sa table d’écriture la nuit, se contentait-il de se réfugier dans son imaginaire ou aspirait-il à exercer, par la force visionnaire de son écriture, une véritable « domination » en vue d’une transformation de la vie collective ? Sa lectrice passionnée propose une lecture politique de ses fables pour briser la force hypnotique du cauchemar qui s’instille dans nos esprits et s’installe dans nos vies...
La « décolonisation de l’imaginaire »
Marie José Mondzain en appelle à la « décolonisation de l’imaginaire » par des gestes qui « peuvent débarrasser les regards et les mots de toute emprise hégémonique à partir d’une énergie fictionnelle ». Le concept de « colonialisme » excède son ancrage historique et territorial sous la férule de « l’impérialisme capitaliste » et dans la centrifugeuse de l’économie globalisée : « la grande machine capitaliste mondialisée poursuit sa colonisation planétaire pour faire fonctionner l’appareil rationalisé de ses profits » au nom d’un « libéralisme qui ne cesse de broyer toutes les libertés et les dignités ».
Alors, Kafka, une lecture plus que jamais d’actualité en un siècle de depossession des hommes au travail et de capitulisme ? « Le XXIe siècle est un âge amoureux des murs et qui se veut sans frontières, un âge où l’empire des servitudes et des haines excède amplement les territoires coloniaux quand au même moment ces territoires désormais indépendants perpétuent les moeurs et les usages de ceux qui les avaient soumis. On peut parler d’une mondialisation des opérations colonialistes ».
Mondzain pointe cette « extension de la négritude, excédant les territoires coloniaux » : c’est bien l’humanité tout entière qui est « en excès pour le capitalisme lui-même » et qui se retrouve expulsée de ses territoires de vie... Cette colonisation-là, encore bien trop impensée, « opère par des gestes d’invasion et d’enfermement » : « Plus un pouvoir s’étend, plus il réduit la place de tout ce qui préexiste à son extension, jusqu’à l’anéantir. L’invasion réelle a besoin d’une expulsion symbolique qui impose un imaginaire clôturé. L’excès du possible est frappé d’impossibilité au plus profond des affects par la voie des conversions imposées »...
La machinerie de ce système-là « ne donne aucun dehors » pour la simple raison qu’il n’existe « aucune machine qui exercerait une bonne domination » : « toutes les machines de domination transforment les hommes en machin, en machiniste, en machine et finalement en cadavre » - comme la machine à torture de La Colonie pénitentiaire qui tue son officier serveur... L’homme n’a plus d’autre utilité assignée et révocable qu’au service de la machine – jusqu’à consommation décrétée de son inutilité, précisément à cause de sa confiance aveugle dans la justificiation et la bonne marche de cette machinerie-là...
L’axiome est bien connu des manipulateurs de symboles – et remarquablement mis en pratique sur une dynamique destructrice de mise au rebut d’une part sans cesse croissante de l’humanité : « Faire voir, c’est faire croire et faire croire, c’est faire obéir »... Jusqu’alors, le dispositif globalisé des asservissements s’avère d’une diabolique simplicité : « Pour assurer les profits il fallait conquérir les âmes, négocier de façon rusée l’économie des échanges c’est-à-dire confisquer l’imaginaire collectif en usant d’instruments propres à capturer le désir lui-même. Pour confisquer les biens il a fallu confisquer les âmes et pour cela confisquer la parole en s’adressant directement aux affects ».
Qu’en penseraient les fourmis ouvrières, « influenceuses » et autres tâcherons du clic tenus de vendre pour trois fois rien leur « travail externalisé » ultime à ce capitalisme high tech de « plateformes » ? Ainsi se posent les termes de leur aliénation : « La machine veut bien aujourd’hui nous faire croire à ce nouvel homme-flux, numérique, synthétique, artificiel, devenu matière électronique et serviteur de sa machine qui donne l’illusion de la disparition bien réelle d’une humanité en chair et en os grâce à sa totale transformation en prothèse »...
Si le « capitalisme des plateformes occulte délibérement l’élément humain dont il ne peut se passer », c’est que « nous sommes tous concernés et atteints sans exception par ce devenir de Nègre de fond » évoqué par Kafka. Aussi, la philosophe invite à faire de notre puissance fictionnelle « la faculté politique par excellence » : « Imaginer c’est fragiliser le réel, se réapproprier sa plasticité et faire entrer dans les mots, les images et les gestes la catégorie du possible et la force des indéterminations ».
Pour Mondzain, « la résistance au pire désigne le refus de ce qui nous consomme et nous consume au présent, là même où se déploient toutes les stratégies meurtrières, celles qui prétendent nous faire vivre en nous réduisant à survivre ». Au commerce des choses, elle oppose le « commerce des regards et des signes »... Ainsi, par une attention avivée aux êtres comme aux choses, « la puissance poétique » serait « seule capable de rendre audibles les notes à la fois tendres, intempestives et s’il le faut dissonantes qui témoignent de la présence de tous les possibles au coeur du réel ».
Face à la machinerie en branle de sa « digitalisation » décrétée et à la machination de sa mise au rebut, il est certes bon de rappeler que « l’humanité dans sa dignité et sa liberté ne peut être qu’une coproduction de l’imaginaire collectif ». Pour peu que notre espèce manifeste encore une capacité à se reconnecter à son être même et à cet imaginaire collectif qu’elle s’est laissé coloniser voire confisquer...
C’est bel et bien en terme de création que la philosophe incite à « envisager une transformation révolutionnaire de la vie collective » tout comme Kafka voyait dans la littérature une planche de salut dans un océan de douleur – un moyen de retournement plutôt qu’une compensation symbolique : « Le logos c’est la littérature c’est-à-dire le saut scriptuaire qui mène des ténèbres à la lumière, de la cruauté au rire par la voie créatrice de la langue et du jeu. Kafka aime ce jeu qui est sa vie et se sent heureux quand le jeu se fait lumière et regard éclairé sur un réel qui ne lui résiste plus dès lors qu’il opère un saut fictionnel »... Ainsi, après avoir « bien nommé » le mal et démonté sa mécanique infernale, l’écriture fictionnelle construit la possibilité de cette zone où « les opérations imageantes décolonisent l’imaginaire, où l’on cesse d’occuper sa propre place et de coïncider avec soi-même ». Faut-il en arriver à « être étranger à soi-même » pour emprunter « la voie qui conduit à tout autre » et opérer ce « mouvement de conversion qui offre la possibilité de penser et d’agir » ?
En somme, tout n’est pas que littérature : écrire, c’est vivre aussi ou tenter de « changer la vie » voire d’assurer son salut en jouant avec la part d’ombre de l’existence qu’on prétend faire à l’espèce présumée humaine...
Marie José Mondzain, K. Comme Kolonie – Kafka et la décolonisation de l’imaginaire, La Fabrique, 248 p., 14 €
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