Le Klaxon, fossoyeur du théâtral
Un embouteillage vous fatigue ? Un chauffard vous
gêne ? Un ami ne vous a pas vu ? Un coup de Klaxon. Par son utilisation
indifférenciée, le Klaxon est devenu le prolongement naturel du verbe du
chauffeur. Jusqu’à devenir son remplaçant pur et simple. Un automobiliste ne
parle plus, il klaxonne. C’est ainsi que l’ « avertisseur
sonore » est devenu un des fossoyeurs de la communication en général et du
théâtral en particulier. Dommage, le langage s’appauvrit. Et on s’ennuie ferme
sur les routes.
La scène se passe un dimanche matin à Paris, vers 5h. Rue de Tolbiac, une voiture se gare sagement. Puis, sans crier gare, ladite voiture (et son chauffeur) abandonnent la sagesse pour la furie : un tonnerre de Klaxon s’engage de manière – c’est important de le préciser – remarquablement continue pendant cinq bonnes minutes.
De longues minutes pendant lesquelles chacun, moi compris, attend qu’un gentil voisin, qui aura les nerfs un peu moins solides que vous, sorte de ses gonds et massacre le bruyant nuisible (oui, reconnaissons-le, celui qui n’a pas écrit, le lendemain, « batte de base-ball » sur sa liste de course mérite le Prix Nobel de la paix). L’affaire se finira non pas par un massacre mais par un a capella venant d’un balcon d’en face. Un chant lui aussi continu pendant de longues minutes, mais dont la teneur sonnait d’un coup bien plus agréable : « ferme ta putain de gueule ». Merci m’sieur, et bonne nuit.
Mais pourquoi est-il aussi méchant ?
Mais quelle mouche l’a piqué, ce chauffeur devenu soudainement furibard ? Justement, Klaxon aidant, nous ne le saurons jamais. Car qui ne s’est pas levé, ce matin-là, après sa nuit perturbée, en se demandant, une fois la colère passée : « que pouvait bien vouloir cet énergumène ? Qui était-il ? Que peut-il se passer dans la tête d’un connard normalement constitué pour agir ainsi ? » Était-il un dingue ? Un alcoolisé jusqu’à l’os ? Un amant mécontent ? Un malchanceux dont le Klaxon est resté bloqué ? Mystère. Et c’est là tout le problème du Klaxon. Cet épisode en dit en effet long sur l’utilisation outrancière du pudique « avertisseur sonore ».
Car combien d’inconnus croise-t-on en voiture ? Combien de quidam, en klaxonnant, vous adressent un message ? Des anonymes que vous ne pouvez pourtant pas toujours identifier. Et leur message, quel était-il ? Et pourquoi vous était-il adressé, si tant est que c’était réellement le cas ? Là encore, la plupart du temps, mystère. À ce point de brouillard, on en est à peu de chose près au niveau des « bip bip bip… » que reçoit la NASA sans pouvoir les interpréter.
Klaxonner peut nuire gravement à votre humanité
Ces énigmes humaines, en soi anodines, montrent néanmoins une chose : le Klaxon tue la créativité humaine. En apparaissant aussi furtivement qu’il disparaît, le Klaxon dépersonnalise l’échange. En adressant immanquablement le même son, que celui-ci provienne d’un homme, d’une femme, d’un petit, d’un gros, d’un timide, d’un malheureux ou d’un extraverti, il déshumanise la communication. Une uniformisation langagière dommageable pour tous.
La diversité des langues est en effet un droit reconnu par l’ONU. Aucun rapport, vraiment ? Pourtant, quand les conducteurs utilisent leur Klaxon, c’est autant de variantes du langage, toutes plus créatives les unes que les autres, qui sont perdues. De l’agressif ; « bouge ta poubelle-que-ne-renierait-pas-Jim-Carrey-dans-The-Mask de là ! », à l’amical « eh salut camarade qui n’a plus de camarade que le nom ! », en passant par le sentimental ; « je suis arrivé, je t’attends avec une impatience que seule dispute mon amour pour toi… » jusqu’au prosaïque « laisse passer, ma femme est enceinte » auquel vous vous verrez répondre l’incrédule ; « c’est ça, ta femme est autant enceinte que moi je m’appelle Nicolas Sarkozy ! ».
Imaginons le théâtre des possibles
Autant de trouvailles sémantiques et de créativités lexicales en moins. À la place, nous avons droit à un affreux concerto uniquement composé de bruits stridents. Des crissements agressifs qui ne sont que le prolongement d’un travers bien voiturier : une individualisation extrême. On communique entre carrosseries, sans sortir ni se montrer, en pressant un bouton dont résulte un cri aigre. On s’invective, on se salue, ou on se cause un brin de la même manière, sans exception. Du Klaxon résulte donc un appauvrissement généralisé des manières humaines et du langage. Bref, de ce qui nous différencie de nos tas de ferrailles.
Pour finir, rêvons. Rêvons d’un périphérique parisien aux heures de pointe, un périphérique perturbé par un convoi exceptionnel, embouteillé par du verglas, bouché par des travaux. Rêvons de cette situation exécrable, mais sans Klaxon. Que se passerait-il ? Puisque l’envie d’exprimer sa colère reste irrépressible, le périphérique se muera instantanément en théâtre où voleront à profusion insultes, coups, et matchs de catch en équipe. Un théâtre des possibles bien plus agréable que les pitoyables concerts auxquels nous assistons quotidiennement, non ?
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