Le marketing de l’eau
Nous avons tous à l’esprit les images du monde merveilleux que les
vendeurs d’eau en bouteille nous promettent traditionnellement sur les
packagings de leurs produits : la jeunesse de notre corps par
l’élimination, une nature intacte, des nourrissons en patins à
roulettes aux yeux pétillants (merci photoshop)...
Quand on y réfléchit deux secondes, on ne peut pas dénier un certain
culot aux publicitaires : car la seule chose que les eaux en bouteille
font maigrir, c’est notre portefeuille (elles sont en moyenne 200 fois
plus chères que l’eau du robinet), quant à la nature, gageons qu’elle
se passerait bien des 170 000 tonnes de plastiques d’emballages (rien
que pour la France) appelés à encombrer nos poubelles ; le plus
cynique, au vu du bilan écologique désastreux de cette industrie, c’est
encore de montrer des bambins : on leur laissera déjà une planète bien
chaude, c’est sûr, mais de là à leur remettre une louche de millions de
tonnes de CO2 pour transporter des palettes de bouteilles à leur riante
effigie, il fallait oser.
Bilan des courses en France, le marché s’est retourné en 2007. Et les ventes en 2008 ont fini à -7,3% ! Evian, qui représente presque 10% du chiffre d’affaires de Danone, ne produit plus qu’1,5 milliards de litres, pour une capacité de 2 milliards. Et encore est-elle la marque qui s’en sort le mieux : Nestlé Waters tablait pour sa part, à la mi-année dernière, sur une production 2008 « pessimiste » d’1,6 milliards de bouteilles, et n’a pu en écouler qu’1,4 milliard (source Challenges). Ajoutez à cela qu’au sein même du rayon eaux en bouteille, les eaux de source, moins chères, commencent à sérieusement cannibaliser leurs grandes soeurs « minérales ».
Deux leviers s’imposaient pour redonner de l’attractivité à court terme aux grandes marques : la promotion et la communication. Sur le premier, elles ont fortement appuyé : la part de vente sous promotion a quasiment doublé en deux ans. Sur la communication, l’affaire est autrement épineuse : car l’heure ne semble plus à l’innovation (les eaux aromatisées, qui ont tiré la croissance du marché au début des années 2000, sont à -22%), et les fallacieuses promesses de jeunesse, santé, minceur, etc., qui ont fait les beaux jours du secteur, ont été battues en brèche par la communauté scientifique, et ne font plus recette. Restent donc les publicités choc de la marque cristalline, associant l’eau du robinet aux eaux usées des toilettes. Reste surtout à revenir aux fondamentaux, à la raison d’être de ce marché : la peur diffuse du robinet.
Aujourd’hui, l’eau du robinet est en France le produit alimentaire le plus surveillé ; 85% des français lui font d’ailleurs confiance (baromètre CIEau – TNS Sofres 2009). Sa qualité est presque partout équivalente, voire supérieure, à celle d’un bon nombre d’eaux en bouteille. Mais qu’importe ; qu’importe aussi que dans le monde, chaque année, 1,5 à 2 millions de personnes meurent faute de bénéficier d’une eau de la même qualité que celle qui coule dans nos cuisines. Il suffit d’instiller le doute. De parler de la santé des tout-petits. De sous-entendre, quand on n’a rien à montrer.
Dans ce registre, l’inflexion est très nette : voyez par exemple cette campagne réalisée par Danone dans le magazine « Côté Mômes », diffusé dans les maternités et les hôpitaux. Entre deux articles renforçant la caution médicale, un sur l’ostéopathie pour les tout-petits, et un sur la psychologie des mamans, se glisse un « comedito » (quelle dénomination pudique !) de 4 pages sobrement intitulé « Pour la santé des bébés et des mamans... Quelle eau choisir ? ». On conserve bien sûr la typographie et les codes du reste du magazine : il s’agit de nous informer, en toute objectivité, sur la question de l’eau pour les nourrissons. C’est même le rédacteur en chef qui se fend d’un petit chapeau pour expliquer : « l’eau est un aliment essentiel à la santé de votre enfant (…) Mais toutes les eaux ne conviennent pas aux besoins du bébé ». Seul le code-couleur est celui d’Evian, pour le reste, on s’intéresse surtout à l’eau du robinet.
Pas pour en dire du mal, bien entendu, juste quelques petites phrases : certes, l’eau du robinet est utilisable pour votre tout-petit, mais il suffit d’une fois... ne vous inquiétez pas, avec tout le chlore et les produits chimiques qu’on met dedans, il n’y a que le problème des canalisations en plomb... bien entendu, pas de risque, si vous pouvez par vous-même contrôler en continu sa qualité... Les escrocs qui font du porte-à-porte en terrorisant les petits vieux pour leur installer des alarmes à prix d’usure ont-ils d’autres techniques de vente ?
On n’allait pas s’arrêter en si bon chemin : il fallait quand même trouver une garantie pseudo-scientifique à tout cela. Et dans ce contexte, un rapport est miraculeusement sorti du chapeau du bon docteur Servan-Schreiber, qui justifiait récemment son existence médiatique en s’attaquant à la dangerosité des téléphones mobiles. Cette fois-ci, c’est avec l’aide de WWF-France qu’il déclencha sa tempête dans le verre d’eau, recommandant (au terme d’une « étude » qui consistait en fait en une compilation de données déjà parfaitement établies), je cite, « aux personnes malades du cancer ou qui sont passées par la maladie de ne boire quotidiennement de l’eau du robinet que si elles sont sûres de sa qualité »… Devant l’indignation des experts, du ministère et des écologistes (qui eurent beau jeu de rappeler que deux études scientifiques de mars 2006 et de novembre 2008 soulèvent également la question de la migration du plastique de la bouteille vers l’eau de substances nocives comme l’antimoine), Servan-Schreiber a affirmé ne pas avoir voulu critiquer l’eau du robinet, et s’en est tenu à cette position d’évidence :
La qualité de l’eau est globalement bonne en France, mais cela dépend un peu des régions et des dispositifs mis en place pour la traiter ; il est aussi très probable que boire une eau de mauvaise qualité est dangereux. En somme, rien de nouveau sous le soleil. Mais alors pourquoi lancer cette polémique ? Comme disent les Dupond et Dupont dans « Tintin au pays de l’or bleu », pardon de l’or noir, cherche à qui le crime profite.
Dernier volet du marketing anxiogène, bien sûr, la toile. La question mériterait une enquête à part entière, tant les inénarrables interventions des marketeux de tous poils sur les forums féminins sont à se taper sur les cuisses, mais limitons-nous à un anecdote : l’étude sus-mentionnée de notre bon docteur Servan Schreiber, sur l’eau et le cancer, a été diffusée le 23 juin 2009. Le même jour, à 14h17, l’info était relayée sous l’article « eau du robinet » de l’encyclopédie en ligne Wikipedia par un contributeur répondant au surnom de Wikiman75. Une telle réactivité est bien entendu exceptionnelle : par comparaison, l’article « eau minérale » annonce toujours tranquillement que le secteur est en pleine croissance, tiré par les eaux aromatisées, le tout se fondant sur des données de 2003. Réactivité exceptionnelle, donc, surtout pour un rédacteur qui n’était pas intervenu sur wikipedia depuis le 12 septembre 2008, et dont les contributions précédentes étaient de publier la liste des interdictions à la consommation d’eau du robinet... C’est curieux, non ? Vous n’auriez pas vu passer un nourrisson sur des patins à roulettes ?
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