Le meurtre de Bayonne ou la terreur tranquille
Il y a des brèves dont la tonalité fugace, mais fulgurante, impose une gravité dans l’actualité médiatique qui ne peut être confondue avec la somme des turpitudes quotidiennes lisibles à longueur de pages de faits divers. Aussitôt que l’actualité semblait nous avoir accordé suffisamment de répit pour se repaître du ronronnement estival post-Covid, le monde d’après redémarre de plus belle pour nous servir des informations parmi lesquelles on apprendra qu’un conducteur de bus, profession au premier rang des travailleurs de première utilité durant la période de confinement, a été pris à partie par un groupe de quatre individus qui refusaient de porter le masque de rigueur, jeté hors du bus sous le regard de deux autres personnes assises à l’arrière du véhicule, molesté de toute part, et en particulier sur la tête et le visage, pour être laissé tel quel sur le bord du trottoir dans un état profond de mort cérébrale.
Ce qui étonne dans cet acte retentissant, c’est le précipité horrifique de violence dont la nature même du déroulement stupéfie, pour peu que l’on veuille détourner le regard du florilège de crimes et délits dont les scènes de la vie urbaine en France sont désormais généreusement gorgées malgré leur sporadicité : les assaillants, dans un prétexte de tout ce qu’il y a de plus dérisoire, manifestèrent la volonté jusqu’au-boutiste de terrasser la vie d’un homme surgi du quotidien le moins polémique, non pas en cherchant simplement à le diminuer ou à lui nuire, mais en s’acharnant sur son corps jusqu’à plus soif, dans un élan résolument meurtrier, en ciblant spécifiquement la boîte crânienne, comme si ceux-ci avaient soudainement oublié dans leur transe macabre que les coups portés à la personne qu’ils s’appliquaient à détruire, étaient susceptibles de lui provoquer une mort irréversible.
Tout cela est à dire que le déracinement contemporain laisse désormais dans son sillage des bandes entières de jeunes errants issus des banlieues que d’aucuns auraient eu le malheur de croiser de près au détour d’une ruelle mal engagée, cumulables par centaines et par milliers sur les registres de criminalité, comme autant de routiers de l’asphalte, respirant la haine fétide, n’ayant presque plus que pour eux-mêmes comme seul rapport au monde et à l’Autre une vindicte hargneuse prête à dégainer. Loin de dire que ce crime commis était le fruit d’une stratégie en bande organisée, on peut aisément reconnaître dans les saillances de la scène le choix délibéré de s’attaquer en priorité à la tête après avoir déstabilisé l’ « adversaire », comme un témoignage des injonctions à la fortitude impavide, irréfléchie couramment adressées aux jeunes de banlieues entre eux, façonnant les adages d’un folklore urbain dont il ne s’agit ici que d’un échantillon, mais qu’il est devenu difficile de contourner quand on habite en métropole.
Très souvent issus de l’immigration nord-africaine, ces jeunes sont d’une génération n’ayant rarement vécu ailleurs que dans le quartier où ils sont nés, ce qui renforce immanquablement le sentiment de cohésion générale, parfois bâtie autour des fantasmes mirifiques dans lesquels on les a complu d’une sorte de terre originelle où ils n’ont jamais réellement vécu pour pouvoir en ressentir les contraintes. L’hybridité dans laquelle cette génération se meut explore le creuset de la gangue ethnique coagulée au magma épaississant du consumérisme contemporain, des modes américaines et de leurs effets massificateurs. Or quelques semaines auparavant, il se trouve que des manifestations organisées par le collectif Adama Traoré, au nom du martyr éponyme controuvé censé justement représenter cette génération, venaient au contraire sonner le pas de charge contre tout ce qui s’assimilait, de près ou de loin, à un simulacre de ce phénomène ambiant, indéfini, atmosphérique et atavique du racisme, et piétinaient les stèles de nos morts qu’ils utilisent comme un podium pour leur affichage identitaire. On ne saurait plus bien dire exactement s’il s’agit d’une idéologie de hiérarchisation des races ou bien d’un rejet d’une altérité culturelle.
Cette convergence assez paradoxale entre des banlieusards farouchement communautaristes et des bourgeois de centre-ville ou autres bobos épars nous donne au moins le soin de circonscrire assez clairement les forces en action pour démanteler l’édifice qui garantit encore la cohésion de notre société. Ces derniers ne pourront s’appuyer sur les premiers tant que ceux-ci rimeront qu’avec l’antienne réductrice de la victime éternelle, les tissus de litanies éhontées auxquels viennent se heurter quelques réalités élémentaires pour le commun des mortels comme la surreprésentation carcérale écrasante des jeunes issus de l’immigration, la démultiplication et l’évolution même des incidents délictueux.
En attendant les beaux jours, tandis que les voiles, les burkas, les hijabs et autres marques de pudeur éclosent inopinément sous le soleil de la saison estivale comme une fleuraison printanière, les petits français pourront encore songer au Graal caché d’une souveraineté collective reconquise. Tant que des faits de barbarie comme le meurtre de Bayonne feront encore et toujours résonner cette petite musique acerbe, cette partition acide d’où se dégagent les notes discordantes d’un boléro amer et narquois nous rappelant, sous le vernis bienséant de l’indifférence, lorsque la terreur politique se dédouble de la terreur tranquille, que la dépossession de notre souveraineté collective débute par le dépouillement pur et simple dans l’espace public de notre propre souveraineté individuelle, sur le palier de notre porte.
19 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON