Le mystère BK

Je n’ai pas de problème de fond avec Bernard Kouchner.
Je me sens plutôt cosmopolite et internationaliste et j’aurais souhaité qu’on usa plus souvent du devoir d’ingérence dans un certain nombre de massacres.
Au Timor Oriental, par exemple, où la dictature indonésienne a liquidé un tiers de la population de 1975 à 1998 sans que ça dérange les Etats Unis.
Je me souviens d’un article de Kouchner dans un almanach d’Actuel vers 1977 ou 78 (ça nous rajeunit pas...), ce n’est pas du verbatim, je le fais de mémoire : BK se demandait d’une demie phrase si on ne s’était pas trompé de priorité humanitaire en mettant le paquet sur les boat-peoples vietnamiens au lieu de s’élever contre le génocide à Timor. Ce n’était pas grand chose. Juste l’expression d’un doute.
A l’époque, les veuves maos genre Glucksman promenaient le vieux Sartre à l’Elysée pour parler du Vietnam. Après avoir été hypnotisés par les pires dictateurs staliniens, ils se livraient à une rédemption. Kouchner savait que d’un côté, il y avait des réfugiés qui fuyaient une dictature mais que de l’autre l’armée indonésienne tuait avec un systématisme qui rappelait de mauvais souvenirs. Mais le Vietnam était le mal et l’Indonésie un allié des Etats Unis dont l’ambassadeur à l’ONU, Moynihan se vanta dans un livre d’avoir étouffé toute action décisive contre les tueurs amis.
Donc, pour ce soupçon de doute au milieu du tintamarre, Kouchner restera pour moi un type capable de lucidité. Ce qui n’est pas le pire marchepied pour atteindre la justice.
Je dis cela pour souligner qu’à son bilan moral, il compte plus d’événements dans la colonne actifs que passifs. Venons en maintenant au souci. Car souci il y eut...
La Birmanie.
En avril 2000, dans 90 minutes, l’émission dont je m’occupais sur Canal plus, nous avions réalisé une enquête sur le travail forcé sur le chantier du gazoduc Total en Birmanie. Nous avions prouvé, documents à l’appui et aveu du responsable local Total les confirmant, que l’armée birmane était allé chercher des villageois fusil dans le dos pour les obliger à travailler sur le site du gazoduc. Débroussaillage, nivellement des chemins d’accès. Tout ça, sans toucher un centime, bien sûr.
A l’issue de notre enquête, un (petit) scandale avait éclaté. Total avait été embarrassé. Une question d’image. Il faut savoir ce qu’est la dictature birmane. C’est le plus grand niveau de terreur collective qu’il m’ait été donné de connaître. Fidel Castro fait figure d’aimable social démocrate suédois lorsqu’on le compare à Ne Win, le vieux paranoïaque qui dirigea le pays pendant des dizaines d’années.
L’esclavage, la disparition d’opposants, la détention de Aung San Suu Ky, la chef de l’opposition, le meurtre, la police politique, les sorciers et les alchimistes qui présidaient aux destinées du pouvoir. La Birmanie n’était pas une dictature comme les autres.
C’était le cœur des ténèbres. C’est là que Total et les américains de Unocal avaient ouvert un pipe line.
Pour démolir notre enquête, Total avait payé une cellule d’anciens journalistes devenus spin doctors. Ils ont passé toutes nos informations au crible, cherchant l’erreur factuelle qui aurait permis de nous discréditer. Echec.
C’est alors qu’a surgi l’idée des idées. Se redorer le blason avec BK. Son image de juste, sa popularité.
En 2003, BK est allé dans des villages où Total sponsorise quelques dispensaires et des écoles. Il n’a pas vu de travail forcé. Il a écrit un rapport « indépendant » dans ce sens. Rapport « indépendant » payé 25 000 euros par Total. Presque rien, une paille, s’est-il défendu lorsqu’on l’avait critiqué. BK y invoquait notamment le caractère "coutumier du travail forcé". L’excision aussi a un caractère "coutumier", la décapitation des voleurs en Arabie Saoudite et un tas d’autres choses qui devraient indigner vent debout un défenseur des droits de l’homme.
Je suis sur qu’il ne l’a pas fait pour l’argent. Je ne comprends pas, je n’ai toujours pas compris pourquoi il ne nous avait jamais contacté. Nous étions à l’origine de la fameuse enquête. Ne serait ce que pour sa crédibilité, il aurait dû nous demander un dvd du film, voir la tête de nos témoins, les images que nous avions pu tourner à la volée sur le chantier. Il ne l’a pas fait.
Nous lui avions envoyé le film par la poste. Pour son information. Il n’était jamais revenu sur ses déclarations. Pourquoi ?
Aujourd’hui encore, je n’ai pas la réponse.
D’autant que Total, devant l’échec de l’opération de blanchiment avait décidé quelques mois plus tard d’indemniser les victimes. Et que la justice belge poursuivait le pétrolier pour complicité de crimes contre l’humanité.
Tout ça pour du travail forcé qui n’existait...
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