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Accueil du site > Tribune Libre > Le nénufar dans l’abime (2)

Le nénufar dans l’abime (2)

Cette tribune est la suite de celle-ci, publiée le 5 février dernier.

En France, pays des 365 fromages, on veut toujours des réformes, des réformes, on n'en a jamais assez. Les politiciens sont toujours trop timorés, trop conservateurs, de gauche ou de droite ou du centre, ils sont dans l'immobilisme. D'ailleurs, laissez-moi une journée au gouvernement et vous allez voir si ça va changer ! Un bon coup de balai, je prends des mesures d'urgence et de bon sens pour changer tout ce qui ne va pas dans ce pays... 

Mais alors, évoquez une réforme de l'orthographe et alors là, c'est l'hallali ! Vous voyez les plus enragés réformistes devenir tout d'un coup des conservateurs partisans de l'immobilisme le plus rigide. C'est-à-dire que l'Académie française, institution bolchévico-gauchiste comme chacun sait, proposait (proposait !) depuis 1990 (1990 !) une toute petite réforme de l'orthographe, suggérant de supprimer des accents circonflexes sur des mots où leur absence ne prête pas à confusion (abime, disparaitre, mais toujours "je suis sûr" et "se trouver au faîte de la gloire"). Et là vous avez une levée de boucliers général ! Quasiment la révolution...

Tout d'un coup, des milliers (millions ?) de gens se découvrent un amour inconditionnel pour l'étymologie latine et les racines grecques. Incroyable le nombre de passionnés des langues anciennes que compte notre pays ! Vous ne croiriez pas combien les mordus de Twitter sont attachés au respect de la langue (surtout en 140 signes) et à quel point, sur les réseaux sociaux, on aime mettre les points sur les i de l'oignon ! 

Voilà donc des gens modernes qui sont donc révoltés qu'on mette en place une petite réforme, et qui sont donc plus conservateurs encore que l'Académie française lorsqu'ils pestent contre une réforme qui a mis plus d'un quart de siècle à se mettre en place ! Les Immortels doivent être stupéfaits que le Web 2.0 leur demande d'arrêter de moderniser à tout crin ! Après Je suis Charlie : Je suis accent circonflexe !

Bref, au pays des bérets, on aime le chapeau chinois.

A ce niveau, ce n'est même pas être "réac", c'est juste être inerte et aimer cette bonne, grosse et profonde inertie, dont rien ne peut nous tirer sinon la bonne, grosse, envie de se plaindre et de râler. Pour ça, on sait faire... Les gens pleurent tout d'un coup sur nénuphar, mot que, bien sûr, on écrit vraiment tous les jours... Et ils sont consternés par la disparition du "i" de oignon, comme si la langue française allait tout d'un coup partir à vau-l'eau et que c'était le signe de la décadence irrémédiable, presque le signe avant-coureur de la fin des temps... Pensez donc, alors que c'est le chômage, la crise, les attentats, "ils" ne trouvent rien de mieux à faire que de toucher à notre orthographe... Encore un coup des politicards tout ça, moi je vous le dis... 

Tout cela est parti, qui plus est, d'une information tronquée donnée sur TF1, et que le Monde s'est chargé de corriger. De plus, si vous regardez un des grands dictionnaires de référence du 19ème siècle, le Littré, vous vous apercevrez qu'en dehors des botanistes, on écrivait bien nénufar et qu'ognon était admis. Voilà donc de quoi satisfaire le goût des passéistes et déclinologues qui trouvent que tout se perd, ma bonne dame ! Mais non, mais non, a-t-on envie de leur dire, rassurez-vous, nous revenons au 19ème siècle !...

Les amoureux de l'accent circonflexe ont en fait tendance à croire qu'une orthographe compliquée rend plus intelligent, ou plus distingué, ou plus "précieux". Pensez donc, ces Italiens et Espagnols, avec leur orthographe simple et comptant peu d'exceptions, ce qu'ils doivent être idiots ! C'est trop bête de n'écrire qu'avec des lettres qui se prononcent et de ne même pas connaître l'usage du "ph" !

Si demain le "ph" disparait pour de bon, quelle catastrofe ! Les gens en attrapent des céfalées et courent à la farmacie. Ils prennent en fotos cette orthografe atroce ! Et c'est toute la géografie qui est bouleversée : comment se rendre à Filadelfie ? Ou même à Falsbourg (57) ? Et l'histoire ! Pauvre Filippe le Bel ! Et la politique : qui votera Filippot ?... C'est notre esprit qui est fagocyté par le filistinisme, la filosofie tout entière qui disparait à cause de cette écriture fonétique !

Certains aiment les complications artificielles, patrimoines de cette exception culturelle française que le monde entier nous envie ! Les Allemands, toujours plus disciplinés que les Français comme on sait, n'ont pas fait autant de raffût quand il a été décidé en 1996 de remplacer (partiellement) le ß par le double s. 

Ils ont raison, parce que, comme le rappelait sur ce site Orélien Péréol, "l'orthographe nous appartient". Plus généralement, c'est la langue qui est faite pour les hommes et pas les hommes pour la langue. Les défenseurs de l'orthographe raisonnent un peu comme ces chrétiens qui s'imaginent qu'être bon croyant repose sur le fait de manger du poisson le vendredi, et qui oublient donc l'essentiel (aimer son prochain) pour l'accessoire (pas de viande le jour de la Passion). On ne parle pas bien pour respecter l'orthographe, c'est le contraire : on respecte l'orthographe pour bien parler et se faire comprendre. Evidemment, que la langue appartienne aux hommes ne signifie pas qu'on pourrait la réformer tous les quatre matins comme cela nous plaît, car sans règles communes stables, il n'y a plus de société possible. Mais il est ridicule de se faire un point d'honneur du respect des règles d'orthographe et de grammaire les plus contingentes et les plus inexplicables. La langue a besoin de règles pour fixer l'usage mais à moyen ou long terme, l'usage finit toujours par l'emporter sur la règle. L'abâtardissement de la langue est une vieille histoire, puisque le français n'est jamais, au départ, que du mauvais latin. Mais à vouloir figer des règles, on tuerait la langue en l'empêchant d'évoluer. 

L'intelligence n'est pas dans le respect (à la lettre !) de toutes les lettres, mais dans l'usage intelligent de la langue, dans le but de favoriser le naturel de l'expression, qui devrait être à la fois simple, plaisante et nuancée, c'est-à-dire vivante. C'est nous qui parlons et qui écrivons, ce n'est pas la langue qui écrit pour nous. Il serait temps d'arrêter de se crisper sur la disparition de quelques accents circonflexes et plus stimulant de travailler à bien parler, qui est la première des politesses et déjà tout un programme politique. Ou de sortir admirer les nénufars plutôt que de pleurer sur leur sort...


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6 réactions à cet article    


  • Christian Labrune Christian Labrune 11 février 2016 11:05

    à l’auteur,
    Grâce à toute une série de « réformes » dues à des gouvernements socialistes à partir du milieu des années 80, on sera parvenu à détruire de fond en comble le système d’instruction publique. Au nom de l’égalité, on aura réussi à créer une école à deux vitesses. Une école pour les plus favorisés socialement dans quelques bons lycées au centre des grandes villes, et partout ailleurs une école-garderie pour les pour les déshérités, distribuant des faux diplômes et permettant même à de parfaits illettrés d’obtenir un baccalauréat-bidon qui ne leur permettra jamais d’entreprendre des études universitaires avec quelque chance de réussir.
    La réforme de l’orthographe va dans le même sens. Les gens cultivés continueront d’observer, non sans quelque affectation, les anciennes règles, selon cette logique de la « distinction » que Bourdieu avait très bien décrite. Les autres à qui ont aura cessé de les enseigner, n’écriront pas trois phrases sans que leur ignorance apparaisse et constitue un véritable marqueur de leur infériorité sociale..
    Prenons un exemple tout à fait banal de cette évolution des usages : s’il s’agit de désigner Najat Vallaud-Belkacem, les crétins ordinaires parleront de LA Ministre de l’éducation nationale. Les gens qui ont un peu de culture continueront de dire qu’elle est LE Ministre et refuseront de pervertir une langue française qui n’a guère varié depuis près de quatre siècles par une application de théories du genre qui passeront comme toutes les modes imbéciles.
    Quand je dis que la langue n’a pas beaucoup varié depuis plus de trois siècles, c’est-à-dire depuis le rôle qu’ont joué dès le règne de Louis XIII les grammairiens et l’Académie, lesquels auront puissamment contribué à codifier et fixer les usages, j’évoque un fait qui aura été des plus positifs du point de vue de la culture. Difficile, quand on n’a pas fait des études littéraires, de lire Rabelais ou Montaigne sans disposer de quelques éclaircissements sur la langue du XVIe siècle. En revanche, on lit très bien les auteurs du siècle de Louis XIV sans avoir besoin de recourir à des gloses.
    Si l’évolution qu’on observe se poursuivait, ce ne serait pas seulement la littérature médiévale qui serait interdite au citoyen ordinaire, la langue de l’époque classique elle-même deviendrait vite incompréhensible. Il y aurait donc une langue savante réservée aux clercs, un peu comme le latin à l’époque médiévale, et une espèce de charabia fluctuant pour le bon peuple, celui dont on peut déjà se faire une idée assez précise en allant faire un tour dans les banlieues.
    L’objectif du Ministre de l’Education nationale, c’est rien moins que de niquer la langue française, notre mère à tous.


    • cevennevive cevennevive 11 février 2016 11:42

      @Christian Labrune bonjour et merci !


    • colere48 colere48 11 février 2016 11:06

      Savez-vous, monsieur l’auteur, ce que les gens du pays des 365 fromages vous disent  ??


      • Clark Kent M de Sourcessure 11 février 2016 11:21

        é coi vréman, bon duvignô
        vous zôci dou ke lé zagnô
        et meïeur ke le pin con manj
        vous metr’an ce courou zétranj

        contr(e) ce tâ de brav(e) jan
        o fon plus bête que méchan
        drapan leur linguistic étic
        dans l’ortograf(e) fonétic ?

        kel ir(e) donc vous zembala ?
        vi zavi de cé zoizola
        sufi d’une parol(e) verde.

        et pour leur prouvé san déba
        kil é dé mo ke n’atin pa
        leur sistem(e), dison-leur :.... !

        Paul Verlaine

        • petit gibus 11 février 2016 13:50
          La langue devrait être un ciment pour relier
          de multiples éléments entre eux
          certains l’utilise à bâtir des murs
          pour se cloitrer chez eux

          • ricoxy ricoxy 12 février 2016 22:24

             
            On ne peut qu’être pour cette prodigieuse simplification de l’orthographe, et je propose qu’on appelle désormais le célèbre roman de Pétrus Borel « Madame Putifar » au lieu de « Madame Putiphar ».
             

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