Le panturquisme d’Erdogan et le conflit dans le Caucase
Selon l’Agence de Presse turque Anadolu[1], dans son discours d’inauguration de l’hôpital de Konya, le 2 octobre 2020, Recep Tayyip Erdogan a d’abord renouvelé le soutien de la Turquie à l’Azerbaïdjan, confirmant par la même occasion le fameux adage qui unit les deux pays : « une nation, deux États ».
Le président turc a ensuite insisté sur « l’encerclement de la Turquie » par ses ennemies. Il a déclaré : « Si vous reliez les zones de crises de la Syrie à la Méditerranée, et dans le Caucase, vous constatez qu'il s'agit d'une volonté d'assiéger la Turquie », a-t-il affirmé. Il a poursuivi : « En même temps que nous protégeons l’unité de notre peuple et de notre nation, ainsi que la force de notre État, nous agissons pour fendre ce siège », a-t-il conclu.
Afin de rallumer encore davantage les braises du nationalisme, le président turc fait ici clairement référence au Traité de Sèvres (10 août 1920) qui dépeçait l’Empire ottoman. Cependant, le Traité de Sèvres a été aboli par le Traité de Lausanne, trois ans plus tard ; ce dernier fixait les frontières de la Turquie moderne…
Plutôt que de parler clairement de ses objectifs expansionnistes et néo-ottomans, le président turc retourne l’argument. Renaud Girard[2] explique dans un article publié le 6 octobre dans Le Figaro[3] : « Personne, jusque-là, ne s’était aperçu que la Turquie était assiégée ! On la trouvait en revanche, depuis un an, fort énergique à l’extérieur de ses frontières. On l’a vue convoyer par autobus des migrants musulmans et les encourager à violer les frontières de la Grèce. On l’a vue violer l’embargo de l’ONU sur les armes à destination de la Libye. On l’a vue intimider (hélas, avec succès) une frégate française au large de Misrata. On l’a vue se tailler militairement une part du gâteau pétrolier en Tripolitaine. On l’a vue multiplier les explorations sous-marines militarisées dans les zones économiques exclusives chypriotes et grecques. Bref, la Turquie ne s’est jamais montrée aussi expansionniste qu’aujourd’hui. En bon manipulateur de foules, Erdogan sait manier l’instrument psychologique de l’inversion accusatoire : accuser les autres de ce qu’on est soi-même en train de commettre. (…) En Méditerranée orientale, Erdogan a été obligé de se calmer, après que le secrétaire d’État américain, en visite chez le président chypriote le 13 septembre 2020, lui en eut intimé l’ordre. Après ce repli tactique, il a su remobiliser ses partisans, avec un petit coup de pantouranisme au Caucase. Bombarder des habitations chrétiennes au Haut-Karabakh est, pour ce Frère musulman, la prolongation rêvée de la récente transformation en mosquée de la basilique Sainte-Sophie. »
Nonobstant les prises de position nationalistes d’Erdogan, la géopolitique a fait que le territoire de la Turquie et de l’Azerbaïdjan n’ont pas de continuité physique, si ce n’est l’enclave de Nakhitchevan, elle-même coupée physiquement du reste de l’Azerbaïdjan par le territoire arménien. L’Arménie et l’Artsakh (Haut-Karabagh) sont au milieu et empêchent les autocrates de Bakou et d’Ankara de dormir tranquillement !
Deux questions majeures se posent sur le déclenchement du nouveau conflit par l’Azerbaïdjan : Au nom de quelle légitimité l’Azerbaïdjan réclame l’Artsakh et au nom de quelle légitimité la Turquie intervient dans ce conflit ?
Il n’y a qu’une explication possible à cette question. Je laisse la parole à Renaud Girard, qui explique parfaitement les tenants et aboutissants de l’imbroglio géopolitique, dans l’article cité : « Un siècle après le génocide arménien, on est troublé de voir un leader turc s’en prendre à des vies arméniennes. Non seulement Erdogan se refuse à reconnaître la réalité du génocide de 1915 mais il se permet de prendre part au bombardement de villes arméniennes. Mais que va donc chercher le président turc dans le Caucase ? Il nous l’a expliqué lui-même dans son discours de Konya : il veut briser le siège dont son pays serait la victime. ‘‘ Si vous reliez les zones de crises de la Syrie, de la Méditerranée, et du Caucase, vous constatez qu’il s’agit d’une volonté d’assiéger la Turquie, a affirmé le président Erdogan le 2 octobre. En même temps que nous protégeons l’unité de notre peuple et de notre nation, ainsi que la force de notre État, nous agissons pour briser ce siège !’’ »
Le néo-sultan d’Ankara n’est pas à un paradoxe près : Recep Tayyip Erdoğan a laissé entendre (jeudi 30 septembre 2020) que Jérusalem appartenait à la Turquie, en référence au fait que la ville avait été sous le contrôle de l’Empire ottoman pendant une grande partie de l’ère moderne[4]. « Dans cette ville que nous avons dû quitter en larmes pendant la Première Guerre mondiale, il est encore possible de croiser des traces de la résistance ottomane. Donc Jérusalem est notre ville, une ville qui vient de nous »[5], a-t-il déclaré devant le Parlement turc lors d’un important discours politique à Ankara. « Notre première qibla [direction de la prière en Islam] al-Aqsa et le Dôme du Rocher à Jérusalem sont les mosquées symboliques de notre foi. De plus, cette ville abrite les lieux saints du christianisme et du judaïsme. »
Enfin, Erdogan n’est pas un novice en politique : il s’attaque aux cibles qui sont susceptibles d’être à sa portée lui permettant de crier victoire et de satisfaire la frange islamo-nationaliste de la population turque, son habituel soutien. Lorsque l’objectif est hors de portée de la puissance turque, il sait mettre la queue entre les jambes et reculer ; nous l’avons vu en Syrie où, malgré ses cris de victoire, la Turquie reste tributaire et à la merci de la Russie de Poutine et même en Libye, où, après des succès relatifs au début du conflit civil, quelques bombardements bien ciblés l’ont obligé de revoir ses intentions hégémoniques à la baisse…Nous l’avons également constaté en Égypte et en Tunisie, où son discours n’a jamais pris.
Citons encore, pour clore ce papier, la conclusion de Renaud Girard, qui résume magistralement la situation : « Mais, dans son panturquisme, Erdogan ira-t-il jusqu’à aider ses frères turcophones Ouïgours du Xinjiang ? Non, car il épargnera toujours les plus forts que lui, comme Trump ou Xi Jinping. »
[1] https://www.aa.com.tr/fr/turquie/erdogan-il-existe-une-volont%C3%A9-dassi%C3%A9ger-la-turquie-de-la-m%C3%A9diterran%C3%A9e-au-caucas/1993604
[2] Grand reporter international et reporter de guerre au journal Le Figaro, depuis 1984.
[3] http://kiosque.lefigaro.fr/ouvrir-liseuse-milibris/le-figaro/c946e40f-56bc-4e66-8d1a-f4099c9c889e
[4] L’Empire ottoman a régné sur Jérusalem de 1516 à 1917.
[5] The Times of Israël : https://fr.timesofisrael.com/jerusalem-est-notre-ville-declare-le-president-turc-erdogan/
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