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Le pari du divertissement

Chacun connaît les « Pensées » de Pascal ou, au moins, ses deux textes les plus étudiés : ceux qui évoquent le pari et le divertissement. Ce philosophe en avance sur son temps avait tout compris de l’évolution inévitable de la civilisation humaine qui repose sur... le pari du divertissement.

On se souvient que le 15 mars 1968, Pierre Viansson-Ponté dans son éditorial du Monde (1) titrait : « La France s’ennuie... ». Quelques semaines plus tard, Paris s’enflammait. Comme Pascal, Godard était un précurseur en mettant ces mots dans la bouche d’Anna Karina : « Je m’ennuie, qu’est-ce que je peux faire, je ne sais pas quoi faire. » (1965, Pierrot le fou), puis en 1967 avec cet autre film, La Chinoise, qui mettait en scène des révoltes étudiantes.

La société a retenu la leçon. Désormais, la guerre à l’ennui allait être déclarée ! L’ennui de l’enfant qui « ne sait pas quoi faire... » - comme Anna Karina - et qui fait peur à l’adulte, lequel craint on ne sait quel péril à laisser son enfant face à ce mal. L’ennui de la jeunesse désoeuvrée qui fait peur à la société, et contiendrait le germe de tous les vices. Bref, l’ennui est néfaste : le mot d’ailleurs n’est-il pas de la même étymologie que le verbe nuire ?

Tout doit être fait pour nous divertir de nos tracas, au sens où Blaise Pascal utilisait de mot. L’ennui n’a plus le sens fort que Baudelaire lui donnait dans Spleen. Il est aujourd’hui synonyme de désintérêt, tristesse, solitude, vide, routine et monotonie. Mais cet ennui n’est pas productif ; il fallait le rentabiliser. Ainsi est apparue la civilisation des loisirs. Les loisirs des uns faisant le travail des autres qui font le profit de quelques-uns, tout allait tourner pour le mieux dans le meilleur des mondes mercantiles.

Mais c’est que le mal allait exiger de plus en plus de soins. Alors, on y remédia par des programmes de télévision de plus en plus divertissants 24 heures sur 24 sur des centaines de chaînes, de la musique sur toutes les stations de radios (libérées dans les années 1980), du football partout et Internet avec ses chants de sirènes : « Venez voir mon blog : vous y trouverez des jeux, des blagues, du sexe, du fun ! ».

Les hommes et les femmes politiques, ne faisant pas exception, se livrent à un tintamarre de tous les diables, et rivalisent d’ingéniosité pour animer les revues people dans le seul but de nous donner quelque distraction. C’est la grande récréation démocratique, le Club Méd’ de la pensée, le « dadadirladada ! »

Après tout, quel mal y a-t-il ? Ayant fait le pari que la vie éternelle n’existe pas non plus que Dieu, ne faisons-nous pas une juste application du principe carpe diem : cueille la vie ? Nous gageons que seul compte le divertissement au jour le jour.

Le problème, c’est que le traitement appliqué ne suffit plus au mal désormais planétaire, et que les doses prescrites doivent augmenter, sans limite. Le zapping, né de la multiplication des chaînes de télé et de l’invention de la télécommande (chez toi, la-télé-commande !) va devenir la règle et s’étendre partout : le journal télévisé passe rapidement d’un sujet à un autre en mélangeant allègrement les genres (« sans transition »), les héros de séries changent d’univers ou de vie à chaque épisode (au besoin, ils se voient doter d’un pouvoir surnaturel, comme celui de remonter le temps, d’aller sur d’autres planètes, de se transposer dans la peau d’autres gens grâce à des talents de médium ou de substitution). On insère dans le scénario même une technique de zapping entre plusieurs intrigues se déroulant à plusieurs époques ou en des lieux différents. On multiplie à l’envi les plans rapides et successifs. Quel jeune supporterait de regarder sans bailler un épisode d’Au nom de la loi avec Steve Mac Queen ? Enfin s’est développé le « tout virtuel » des jeux vidéo, bien éloignés du très réel ennui...
L’ennui étant un filon économique inépuisable, la machine n’est pas près de se calmer. Mais ne voit-on pas le leurre de tout cela ? Qui peut encore faire la différence entre divertissement et diversion (du sport et des jeux pour escamoter une affaire de pot-de-vin, par exemple) ?

Attention ! L’activisme n’est pas la réponse à l’ennui.

Relisons Pascal, dont le texte sur le pari s’appelait à l’origine : Lettre pour ôter les obstacles, ou discours de la machine, et avait pour visée de susciter chez le lecteur une prise de conscience afin qu’il se libère de l’emprise de ses habitudes terrestres (les obstacles) et pour qu’il puisse s’adonner pleinement à la recherche de la vérité.

Revoyons aujourd’hui le sens du divertissement !

(1) Editorial du journal Le Monde du 15 mars 1968


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10 réactions à cet article    


  • philgri (---.---.142.53) 7 septembre 2006 19:13

    Très bonne analyse. Très bonne référence.

    L’évidence est là. Merci, la taverne des poètes.

    Philgri.


    • pingouin perplexe (---.---.122.16) 7 septembre 2006 22:43

      Bonjour Poète,

      Je vous cite :

      « L’ennui étant un filon économique inépuisable, la machine n’est pas près de se calmer. Mais ne voit-on pas le leurre de tout cela ? »

      Ce propos qui, à mon avis, concerne les suites du Pascal génie de la machine à calculer mérite à mon avis un complément de réflexion. La relation entre la machine et l’économie est à mon avis très bien perçue, et l’on peut peut être bien voir ici, effectivement comme une AVANCE de Pascal sur son temps. De nos jours, il n’est même pas rare de voir défiler dans l’actualité scientifique les notions d’un cerveau, voire, d’un univers computationnel.

      Dans le coté ennuyeux, il y a bien certainement une manière d’être à leurre...computationnel.

      Fort heureusement, le Pascal homme de foi nous dit aussi autre chose, à entendre peut être comme la présence d’un Dieu rebelle au calcul, peut être accessible dans ce lointain envers de l’ennui que l’on appelle la contemplation.

      D’où la question, toute philosophique : que signifie « être présent » ?

      Les virtualités égarent dans la mesure où nous parvenons à nous divertir d’une image...

      Seul antidote : la parole pleine.

      Salutations poétiques du pingouin qui fait sa rentrée


      • La Taverne des Poètes 7 septembre 2006 23:35

        Merci Philgri et pingouin perplexe (rentrée en forme !) pour vos réactions positives.

        La recherche de vérité dont parle Pascal (qui n’est pas réactionnaire, monsieur West) ne me jette cependant pas dans la superstition religieuse... smiley


      • L'enfoiré L’enfoiré 8 septembre 2006 08:02

        Bonjour, Bon article. L’action est, comme d’autres artefacts du même type, l’opium du peuple. Ne rien faire ou pire ne plus chercher à trouver une occupation et c’est le risque majeur d’explosion. C’est comme l’amour et la haine, vaut mieux avoir un des deux que rien du tout dans l’indifférence consentante ou obligée. On en meurt à ne rien faire. C’est mon sentiment. Je vous laisse car j’en ai encore des choses à faire aujourd’hui. A+


        • ZEN zen 8 septembre 2006 08:22

          Un seul remède pour retrouver le sens du présent ,le recul par rapports aux (fausses) urgences, pour « lâcher prise » sans perdre goût de l’action et vigilance critique,pour éloigner cet excessif attachement à la vie qui est source de tous nos maux, pour se réconcilier avec l’idée de la mort qui n’est que passage naturel...le zen (qui n’a rien à voir avec une religion, je le précise !)

          Parole de ZEN...


          • La Taverne des Poètes 8 septembre 2006 09:15

            Tout lecteur et toute lectrice de bonne foi, aura bien compris que c’est l’idée de fuite sans fin dans le divertissement, avec la perte de vérité et de liberté que cela engendre, qui fait le sens de ma proposition de « revisiter » le divertissement.


          • Rocla (---.---.214.254) 8 septembre 2006 09:07

            On peut donc dire que l’ ennui c’ est ennuyant,que ça Blaise ou non...

            Rocla


            • Philgri (---.---.236.213) 8 septembre 2006 10:32

              La taverne des poétes souligne un fait de société, et je doute vu ses propos qu’il n’ait que Pascal comme reférence !

              Vu la masturbation cérébrale que nous propose bon nombre de nos philosophes contemporains, cela est de bon usage de s’intéresser à nos classiques !

              Agora nous montre souvent un pitoyable exemple qui doit en rebuter plus d’un ! Lui qui s’inspire d’une étymologie Grecque ! c’est un comble...

              Heureusement, même maquillé, le fond reste notre base éternelle sur laquelle nous bâtissons ! À nous d’en élargir la base si nous souhaitons que ce monde soit vivable pour tous !

              Merci aux participants de tous bords ! pas aux monopolisateurs !

              Philgri


              • (---.---.59.170) 8 septembre 2006 10:44

                « Ce philosophe en avance sur son temps »

                 ??????????????????????????????????

                Par ailleur le divertissement ne s’oppose pas à l’ennuie, mais (en dernier lieu) à Dieu. Le athés cherchent à oublier le vide qui les habite dans n’importe quelle croyance, idéologie, mission, activité..


                • Zamenhof (---.---.244.14) 11 septembre 2006 22:50

                  en effet le monde moderne et son culte du divertissment devrait relire l’analyse qu’en fait Pascal !

                  Mais qui oserait encore soulever ces problèmes de nos jours ? Il se ferait aussitôt traiter d’« intégriste religieux », autrement dit d’obscurantiste apellant au massacre, etc, etc ! smiley que dis-je, d’évoquer le caractère immensément déséspérant et mat=rqué par la menace de la mort de notre condition, il se ferait montrer du doigt par les psy-machin-chose et stigmatisé !!

                  C’est comme dans la fameuse histoire du dentiste tchécoslovaque du tems des communistes : « De nos jours qui oserait encore ouvrir la bouche ? »

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