Le pouvoir invisible
L'histoire commence dans ce petit terroir où les valeurs morales qui unissent ses habitants sont celles du travail, de l'effort et du mérite. L'économie s'y porte bien, les marchandises et les services s'échangent contre une monnaie de papier imprimée par les autorités locales. L'argent gagné est rapidement dépensé, nul ne cherche à faire des économies dans cet univers de fraternité où les lendemains sont toujours certains.
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des paradis jusqu'au jour où le plus cupide d'entre eux, un dénommé Modaf allait se rendre coupable de faux-monnayage. À l'abri de ses frères, il décide d'imprimer un petit pactole d'argent. Ces billets se dit il sont identiques par leur apparence et par leur valeur à tous les autres billets déjà en circulation, si je les échange contre des marchandises, les nouveaux propriétaires n'y verront aucune différence et continueront à les échanger, personne ne sera donc volé. Fort de ce raisonnement Modaf s'empresse d'échanger ses billets falsifiés contre moult services que d'ordinaire il n'aurait jamais pu se payer. Cette demande supplémentaire engendre une petite augmentation de l'activité. Ceux qui ont bénéficié de cette croissance ont travaillé un peu plus, ils ont gagné à la fin de la journée plus d'argent que d'habitude.
Les jours qui suivent, Modaf se contente d'analyser la situation d'un œil attentif, à sa grande surprise alors qu'il ne fait plus tourner sa planche à faux billets, il constate que l'activité ne décroit pas. Sans s'en apercevoir les travailleurs ont augmenté en moyenne leur durée quotidienne de labeur de quelques minutes supplémentaires, c'est la contrepartie du travail à fournir pour que les billets introduits par Modaf puissent continuer à s'échanger. Satisfait de l'invisibilité de son forfait, Modaf jure que dorénavant il se préservera de tout travail : misérable activité qui n'a de valeur que sa souffrance. Jour après jour, le faussaire inonde le pays de sa fausse monnaie, chaque nouveau billet apporte sa dose invisible d'aliénation qui surcharge les mules. Mais quelques années de ce régime ont vite eu raison des mules qui se sont épuisées..., les prix ont fini par augmenter, l'épargne a fait son apparition, l'économie est rentrée en récession. Mais Modaf est de plus en plus gourmand, des clans se forment et s'accusent mutuellement de la responsabilité de leurs malheurs, on désigne des boucs émissaires, la nourriture commence à manquer.
Après la guerre on fait les comptes, les survivants découvrent que 90% de la monnaie était en réalité illicite, la fin du jeu est proche pour Modaf surtout que son train de vie suscite jalousies et suspicions... Mais quand la planche à billet de Modaf est découverte, une majorité de larbins vont le protéger du lynchage auquel il était destiné. Toute société est malheureusement en proie au fait qu'une proportion non négligeable de ses membres agissent contre leur propres intérêts au détriment de leur classe sociale (voir le syndrome du larbin pour une explication plus détaillée de ce mystère de la nature).
Le pays est divisé entre les partisans de Modaf qui le désignent déjà comme leur futur maître et les insatisfaits qui en appellent à la guillotine.
Mais le cri des larbins est plus fort que la raison, Modaf est désigné comme le banquier qui veillera sur les intérêts financiers du pays. Modaf propose un nouveau marché, désormais l'argent devra lui être emprunté sous la forme d'une dette destinée à être remboursée avec des intérêts. Chaque billet en circulation devient une dette à l'égard de Modaf, pour 10 billets empruntés les habitants devront rembourser un total de 15 billets, 10 billets seront détruits pour contrer l'inflation et les 5 billets restants iront dans la poche de Modaf en guise de rémunération.
Très rapidement, pour les besoins de l'économie les habitants empruntent un total de 1000 billets, la dette s'élève donc dès le départ à 1500 billets mais les 500 billets correspondant aux intérêts n'ont jamais été crées par Mr Modaf, la dette ne pourra donc jamais être remboursée dans sa totalité. Au fur et à mesure que les villageois commencent à rembourser leur dette, l'argent en circulation se raréfie et le besoin en nouveaux crédits devient vital pour éviter l'effondrement de l'économie. Les billets remboursés ne sont jamais détruits car ils sont immédiatement réempruntés par de nouveaux villageois en manque d'argent pour rembourser leurs crédits. Au bout de quelques années la dette atteint des proportions gigantesques et commence à mettre en péril toute l'économie du village, dans le même temps Mr Modaf est devenu immensément riche. Les villageois s'épuisent au travail pour rembourser une dette qui ne cesse d'augmenter jusqu'au jour où le village commence à rentrer en récession. Pour honorer leur dette les villageois distribuent leurs biens à Mr Modaf qui devient rapidement le propriétaire des appareils de production. Cette fois ça en est trop le village se révolte, mais le syndrome du larbin est le meilleur allié de Mr Modaf, la révolte se transforme vite en affrontements entre larbins et révolutionnaires.
Le conflit se règlera par les urnes, pour le candidat Nagy-Bocsa Mr Modaf paye trop d'impôts ce qui l'empêche d'investir efficacement dans l'économie. Et enfin les villageois ne travaillent pas assez, il faudra travailler plus pour gagner plus.
L'argumentation brillante de Nagy-Bocsa le propulse au rang de chef incontestable. Fidèle à ses promesses il ne tarde pas à placer le remboursement des intérêts de la dette en tête des priorités du village. Les emplois fonctionnarisés de l'instituteur et de l'infirmière du village sont rapidement supprimés au nom de la dette. Pour remédier à la crise les villageois aimeraient bien rehausser la valeur de leur travail, mais la plupart sont devenus les salariés d'une entreprise financée par Mr Modaf qui leur refuse toute augmentation. Alors dans un élan de générosité, le chef Nagy-Bocsa avec la complicité de Mr Modaf facilite davantage l'accès au crédit et favorise les prêts à la consommation. Le salaire qui leur est volé leur est prêté à des taux de plus en plus élevés. Comme le travail ne rapporte plus, de nombreux ouvrier se convertissent dans de nouvelles activités comme le trading et les assurances, mais très rapidement il n'y a plus rien à produire.
Quatre années de ce régime ont vite eu raison de l'idéologie de ses défenseurs, ce village qui était jadis l'un des plus prospères est maintenant menacé de liquidation et de faillite. Mr Modaf qui jusqu'alors distribuait les bons points en récompense des performances de Nagy-Bocsa, devient menaçant à l'idée d'une banqueroute qui mettrait fin à ses juteux intérêts : si un plan de rigueur ne met pas fin à la mauvaise gestion des deniers publics il baissera la note de compétence du village. Nagy-Bocsa est paniqué car il sait qu'une mauvaise note entrainera une hausse des intérêts, ce qui serait absolument catastrophique pour sa réélection prochaine. La priorité absolue est donc de conserver les bonnes notes de Modaf, y parviendra t-il ?
La suite dans l'actualité des semaines à venir.
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