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Le pré carré d’une analyse économique confinée aux inégalités, aux défavorisés, etc.

Au moment de quitter David Ricardo, citons encore cette dernière phrase qui pourrait nous ouvrir tout un champ de réflexion :

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« L'un des objets de cet ouvrage a été de montrer qu'à chaque baisse de la valeur réelle des biens nécessaires, les salaires diminueront et les profits augmenteront  ; en d'autres termes, que sur une valeur annuelle donnée, une plus faible part sera versée à la classe des travailleurs, et une plus forte à ceux qui, par leurs fonds, emploient cette classe. » (Idem, page 432.)

L'une des clés de l'exploitation tient donc à la capacité qu'a la société de n'offrir au producteur de base de la valeur économique que des objets de vie et de survie n'incorporant qu'un minimum de cette même valeur économique. Il faut donc tenir compte du montant nominal de sa rémunération et de la pauvreté "économique" dans lequel il enferme le travailleur... du fait du peu de valeur, en termes de quantité de travail incorporé, des objets encadrant sa vie quotidienne.

Rappelons encore que, pour David Ricardo, la création de la valeur économique dépend, et ne dépend que, du travail humain. Dans un système économique où, en règle générale, les moyens de production ne sont pas la propriété des travailleurs eux-mêmes et échappent complètement à leur contrôle, cette valeur économique, sitôt que produite, devient la propriété des "capitalistes", déduction faite des éléments de valeur nécessaires pour assurer le minimum vital (physique, psychologique et intellectuel) à celles et ceux qu'ils emploient.

Quant aux phénomènes de rente - sans qu'il soit nécessaire d'en dire plus ici -, ils intègrent tous les éléments de rareté qui font jouer cette loi de l'offre et de la demande dont nous avons vu qu'elle n'avait, par elle-même, aucune part dans la production de la valeur économique : au contraire, elle alimente gratuitement les uns d'une partie du travail d'autrui.

Il en va de même pour les impôts.

Ce n'est donc qu'à propos de la rente et des impôts qu'il est possible de parler de répartition... Le reste n'est qu'une affaire d'exploitation et de rigueur de calcul du minimum vital, quelle qu'en soit l'apparence, tragique ou pas, selon les lieux et les époques.

Et revenons à Thomas Piketty, qui nous met en présence de quelques autres phénomènes de rente pour nous alerter sur un possible collapsus interne à ce qui est sa principale préoccupation dans les livres que nous lisons de lui : la répartition.

Qui dit répartition a tendance très vite à dire inégalités. Prenons des parts d’un gâteau à répartir entre quelques enfants qui ne se seront pas trouvés mêlés à sa fabrication. Les voici rentiers. La répartition pourra se faire en fonction de leurs besoins alimentaires les plus stricts : selon leur âge, selon leur taille, selon leur situation de santé. Elle pourra se faire au mérite : selon leurs derniers résultats scolaires, selon leur bon comportement dans la journée. Elle pourrait encore se faire selon le rang de leurs parents dans la hiérarchie sociale, selon que ceux-ci sont blancs plutôt que noirs, etc... Quoi qu'il en soit, il s'y trouvera toujours des inégalités. Elles seront plus ou moins criantes, plus ou moins justifiables, etc.

Dans la dimension économique, voici la constatation que Thomas Piketty a pu faire :
« Depuis les années 1970, les inégalités sont fortement reparties à la hausse dans les pays riches, notamment aux États-Unis, où la concentration des revenus a retrouvé dans les années 2000-2010 - voire légèrement dépassé - le niveau record des années 1910-1920 [...]. » (Thomas Piketty, op. cit., page 37.)

La grande importance qu'il accorde aux phénomènes de répartition le porte à illustrer l'ampleur éventuelle du problème des inégalités de répartition par cette question très significative :
« Le monde de 2050 ou de 2100 sera-t-il possédé par les traders, les super-cadres et les détenteurs de patrimoines importants, ou bien par les pays pétroliers, ou encore par la Banque de Chine, à moins que ce ne soit par des paradis fiscaux abritant d'une façon ou d'une autre l'ensemble de ces acteurs  ? » (Idem, page 38.)

Question évidemment pertinente, qui, cependant, ne concerne en aucun cas l'exploitation de l'être humain par l'être humain. Il est donc très important de ne pas perdre de vue son caractère limité : peut-être Thomas Piketty s'est-il, d'ailleurs, avancé un peu trop loin, et en toute bonne foi, sur un terrain qui n'est pas exactement celui qu'il croit. Bien sûr, ceci reste encore à démontrer, si possible.

Très impressionné par la reconstitution actuelle des grandes fortunes dans des dimensions qui les ramènent à leur situation d'avant la Première Guerre mondiale, Thomas Piketty imagine pouvoir utiliser la clé de la répartition dans le règlement de cette affaire qui lui paraît mettre grandement en danger la démocratie méritocratique. Il voit dans le déséquilibre en voie de ré-accentuation un effet de la rente. En conséquence, il pense pouvoir corriger cela par un instrument qui se situe dans ce même registre de répartition : l'impôt progressif sur le revenu.

Significativement, le problème de la concentration des richesses a été perçu et étudié dans les décennies environnant l'an 1800. C'est ce que Thomas Piketty nous rappelle en y mettant tout le poids de son propre émoi :
« En vérité, la plupart des observateurs de l'époque - et pas seulement Malthus et Young - avaient une vision relativement sombre, voire apocalyptique, de l'évolution à long terme de la répartition des richesses et de la structure sociale. C'est notamment le cas de David Ricardo et de Karl Marx, qui sont sans doute les deux économistes les plus influents du XIXe siècle, et qui s'imaginaient tous deux qu'un petit groupe social - les propriétaires terriens chez Ricardo, les capitalistes industriels chez Marx - allait inévitablement s'approprier une part sans cesse croissante de la production et du revenu. » (Idem, page 25.)

Comme on le voit, pour Thomas Piketty, Karl Marx serait lui-même un adepte d'une économie de la répartition... Il se serait soucié des "parts" de tout un chacun. Et nullement sans doute... de l'exploitation. C'est-à-dire de ce que produit, de soi-même, la séparation entre les travailleurs et les moyens de production auxquels ils doivent plier toute leur personne pour mériter de survivre et d'engendrer leurs remplaçants dans les meilleures conditions d'existence et de formation possibles... Sur fond de quoi s'établit la valeur économique.

Mais laissons cela pour l'instant.

Karl Marx meurt sans avoir vraiment pu être entendu, et voici la suite de l'évolution des "inégalités", tant au Royaume-Uni qu'en France, telle que Thomas Piketty a pu la constater d'aussi près que possible à partir de sources multiples :
« Au cours des années 1870-1914, on assiste au mieux à une stabilisation des inégalités à un niveau extrêmement élevé, et par certains aspects à une spirale inégalitaire sans fin, avec en particulier une concentration de plus en plus forte des patrimoines. Il est bien difficile de dire aurait mené cette trajectoire sans les chocs économiques et politiques majeurs entraînés par la déflagration de 1914-1918, qui apparaissent à la lumière de l'analyse historique, et avec le recul dont nous disposons aujourd'hui, comme les seules forces menant à la réduction des inégalités depuis la révolution industrielle. » (Idem, pages 25-26.)

Mais étonnamment, pour Thomas Piketty, la révolution bolchevique de 1917 paraît ne jamais avoir existé : le choc économique et politique, ce n'est donc pas elle. Vraiment ?...

Michel J. Cuny


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