Seulement, depuis que le sénatus-consulte du 18 mai 1804 a stipulé dans son article premier que « Le gouvernement de la République est confié à un empereur », on sait que le mot République n’est pas forcément synonyme de démocratie.
La relation politique originale de la démocratie inscrite dans des édifices particuliers
Chaque régime politique instaure une relation entre dirigeants et dirigés qui lui est propre. Et cette relation particulière inspire les édifices originaux qui lui permettent de s’exprimer. Ainsi, quand on se promène dans Paestum, l’ancienne Poseidonia grecque (à cent kilomètres au sud de Napoli), connue pour ses temples doriques ocrés qui se dressent encore dans une verte prairie constellée en mars de paquerettes, on tombe sur un curieux édifice en entonnoir à gradins concentriques de 35 à 9 mètres de diamètre : c’est un Ecclésiastérion pouvant contenir 600 personnes, qu’on date de 480 ou 470 avant J.-C.. C’est là que se réunissait l’assemblée du peuple, l’Ecclesia. Quand les Romains ont colonisé la ville au 3ème siècle avant J.-C., ils n’en avaient pas l’usage : ils ignoraient la démocratie à la grecque ; ils ont donc comblé l’édifice d’un remblai.
Cette construction en amphithéâtre répondait à la nécessité pour les citoyens réunis, tour à tour orateurs et auditeurs, de se voir dans le cours du débat démocratique. Les Parlements modernes ont imité ce modèle de structure architecturale avec des variantes. La Chambre des Communes britannique a opté pour des gradins mettant majorité et opposition en face à face. L’Assemblée nationale française se réunit au contraire dans un hémicycle emprunté au théâtre grec qui enserre une scène particulière, la tribune.
Une salle de café ou une salle de classe : hiérarchie et condescendance
Quel est donc l’édifice que dessine la mise en scène du pouvoir voulue par le président Sarkozy pour sa prestation sur TF1 ? On l’a dit, l’intericonicité n’est pas ici équivoque : on reconnaît un pastiche de salle de café avec ses tables rondes disposées en demi-cercle autour du président. Quand on sait le goût de la télévision pour les décors mégalomaniaques clinquants et étincelants sous les spots, cette vulgaire salle de bistrot a manifestement été voulue austère. TF1 semble avoir fait appel à des adeptes de « l’art minimaliste », le plus pauvre qui soit. Ce décor, en tout cas, montrait que c’était le président qui descendait du Palais de l’Élysée se mêler aux gens du bas peuple, et non lui qui les recevait sous les ors et lambris de la République.
Une autre intericonicité s’imposait aussi, inspirée par l’animateur, Jean-Pierre Pernaut, qu’on voyait, fiches en mains, circuler debout derrière tout le monde : il ne jouait pas le garçon de café, non ; il intervenait pour distribuer la parole, réguler la conversation, la couper au besoin, et montrer au tableau-écran les chiffres qui illustraient les commentaires. À l’évidence, on reconnaissait un autre pastiche, celui d’une salle de classe, le jour où l’inspecteur descend et vient faire la leçon aux élèves pour montrer au professeur comment s’y prendre.
Salle de café ou salle de classe, ces médias délivraient le même message, car « le médium est le message », dit Mac Luhan. Ici, il s’agissait de bien inculquer une relation hiérarchique de l’inspecteur à l’élève, et une relation condescendante, voire misérabiliste, du prince au sujet, « l’homme, sinon de la rue, du moins du café », isolé face au pouvoir dans son individualité impuissante loin de la médiation de tout organe collectif érigé en contre-pouvoir, corps intermédiaires, partis, syndicats ou associations, selon les règles de la démocratie.
Représentation par l’image et représentation politique
Dans ce décor de prince descendu un instant parmi ses sujets, la qualité des onze personnes réunies par TF1 confirmait cet éloignement de la relation démocratique. Sans doute chacune d’elles appartenait-elle à une catégorie socio-professionnelle différente : une étudiante, un chef d’entreprise, un professeur, un artisan, un ouvrier, une infirmière avaient valeur chacun de métonymie, c’est-à-dire qu’ils « représentaient une partie pour le tout » de leur milieu professionnel. Ils pouvaient même prétendre à être des symboles, en « représentant » l’ensemble des membres de leur catégorie. Seulement, métonymie et symbole offrent une représentation de la réalité qui n’a rien à voir avec la notion de représentation politique : aucune de ces personnes ne pouvait se prévaloir d’un mandat légitime que seules confèrent la nomination ou l’élection pour opposer au pouvoir un contre-pouvoir, puisque l’originalité de la démocratie est d’organiser la limitation du pouvoir.
Le président, en revanche, était l’unique représentant légitime du peuple français. Sa parole autorisée ne pouvait être sérieusement contestée par aucune autre. Ses interlocuteurs en étaient réduits à ne parler qu’en leur nom propre avec plus ou moins de bonheur, plus ou moins de compétence. Ils ne pouvaient pas s’attribuer le poids, l’autorité d’une délégation par mandat sur une question préalablement débattue avec leurs pairs. Ils ont été réduits à tour de rôle à présenter leur cahier de doléances personnelles, si tragique fût-il. La rencontre s’apparentait donc à une audience de type monarchique où, en s’aventurant sur le terrain, le prince consent à entendre les réclamations particulières de ses sujets, histoire de s’informer de ce qui se passe dans le royaume et d’accorder ses faveurs selon son bon plaisir.
La relation instituée au cours de cette émission n’est donc pas celle qu’inspire la démocratie. Le contact direct entre dirigeant et dirigés ne doit pas faire illusion : il appartient tout autant à la relation monarchique. L’asymétrie entre l’élu mandaté et les onze personnes sans mandat interdit tout débat sérieux. La parole de l’élu prévaut et ne peut être légitimement contredite par des individus éparpillés et non organisés en groupes constitués et reconnus. On a, en fait, assisté à un monologue déguisé en dialogue où les interlocuteurs jouaient un rôle de figurants. Mais un figurant, une métonymie, un symbole ont beau représenter plus qu’eux-mêmes, ils n’approchent pas la représentation politique qui exige une procédure et un mode légitime de désignation pour exister. Surtout, un citoyen n’est pas un figurant mais un acteur dont le vote est sans doute individuel, mais dont les revendications réfléchies après débats ne peuvent être que défendues collectivement. Ce n’était pas un groupe qu’avait en face de lui le président mais des individualités dispersées dont il s’est permis d’ailleurs de souligner la solitude en les appelant avec paternalisme par leur prénom ! Ils étaient ainsi dépouillés même de leur nom, à une exception près, l’ouvrier métallurgiste appelé Monsieur sans que cela change grand-chose : son aisance de parole comme son culot de syndicaliste restaient bridés par le protocole monarchique imposé qui ne voulait entendre que des "paroles de Français".
Paul Villach