Le président jupitérien et les géomètres
Moab (www.comitecarnot.org)
Les comités de campagne d’En Marche brassaient les différentes couches de la population – enfin, à partir d’un certain niveau social. On y trouvait même des hauts fonctionnaires, personnages a priori étrangers à la sociologie et au discours du tout jeune mouvement politique : alors que ce dernier prônait la libération des forces vives de l’économie et de la création numérique, les hauts fonctionnaires faisaient figure d’arrière-garde de « l’ancien monde ». En fait, à les attendre, eux aussi trouvaient matière à s’enthousiasmer pour le jeune prodige qui, soit dit en passant, était issu de leur sérail (énarque, ancien inspecteur des finances). « Tu comprends, avec un président qui dépasse les clivages Gauche-Droite, qui va mettre un terme à la stérilité de la politique politicienne, on va enfin pouvoir vraiment faire … de la politique : une action publique au service de l’intérêt général. Au fond, on vit peut-être un nouveau 1958, un retour de l’Etat au-dessus des passions de clocher ». Un nouveau gaullisme, quoi.
Or, ces hauts fonctionnaires, éreintés par le mépris sarkozyste et malmenés par la conduite déroutante du pouvoir sous les socialistes, pourraient commettre une erreur. Le macronisme affiche sans doute une rupture avec le monde politique tel que nous l’avons connu ces deux ou trois dernières décennies, il affirme sans conteste un volontarisme dans le changement : mais, dans ce qui le soutient, dans ce qu’il porte, et dans son mode de prise de décision, il ne sera certainement pas une sorte de « retour vers le futur » : « il manque au macronisme ce qui caractérise le gaullisme, à savoir le sens du tragique de l’histoire, l’inscription de l’avenir dans les leçons d’un passé violent où l’on peut voir des sociétés se disloquer »[1].
Dans les mêmes réunions de comité, les fonctionnaires sentaient bien, tout de même, que le discours prenait des airs connus : il faut gérer l’Etat avec efficacité, comme une entreprise. Ah, l’entreprise, parangon des vertus ! ses cadres allaient enfin apporter leur expertise puisée dans la société civile.
Sauf que la République n’est pas une entreprise, et les citoyens ne sont pas des actionnaires. D’ailleurs, au fond, l’année d’un Président ne s’achève pas sur un bilan comptable et un compte d’exploitation. En revanche, rien ne dit que la faillite, au sens fort, c'est-à-dire une crise majeure et la fin de la paix civile, n’ébranle pas un jour notre pays. C’est pour cela que les hauts fonctionnaires ne peuvent être remplacés par des consultants de McKinsey ou de Capgemini.
Pensée qui peut faire sourire, lorsque les temps sont paisibles et que la société tient encore ensemble. Mais pour ceux qui ont vécu dans des territoires où cette entente n’existe plus, où le ressentiment se transforme en violence, ils comprendront pourquoi nous avons toujours besoin des dépositaires du sens du tragique de l’histoire. L’Etat assure d’abord la paix civile, quitte à oublier de créer de la valeur ajoutée.
Mais, pour l’heure, le président Macron prend les rênes de l’Etat à un moment particulier de son histoire : les dirigeants de l’administration sont prêts à croire en lui, ne serait-ce que pour mettre fin à la longue dérive de ce service public : éternelle incantation à la réforme, réduction sans fin des budgets et des effectifs, transferts des missions vers le secteur privé, ou vers les collectivités territoriales. Espoir, mais sentiment ambivalent.
La revanche du géomètre sur le bateleur
La déroute des deux partis politiques de gouvernement, et donc la déconfiture des anciens dirigeants de l’Etat que sont les ministres et les conseillers de cabinet, légitimait leur sentiment : les responsables politiques se voyaient désavoués par les Français, soit pour incompétence, soit pour leur cynisme et leur égocentrisme, soit pour les deux. L’opprobre jetée sur la classe politique, s’est traduite par l’adoption rapide d’une loi tendant à renforcer les règles de probité. Elle a surtout favorisé l’accession de l’équipe d’En Marche au pouvoir, mais elle a aussi symbolisé la victoire d’une administration qui avait été dépossédée de la décision par une concentration excessive du pouvoir dans les mains des élus et de leurs conseillers.
La nouvelle équipe gouvernementale évite aujourd’hui de replacer les inusables professionnels de la vie politique à la tête des ministères ; au même moment, les députés eux-aussi subissaient une violente épuration renouvelant le personnel au nom d’une plus grande représentativité, et d’une ouverture du pouvoir législatif à l’expérience des forces vives de la nation.
Quelques figures emblématiques de ce nouveau gouvernement répondent bien à la promesse macronienne : Agnès Buzyn, très apprécié dans le milieu médical, ou encore Jean-Michel Blanquer qui, au-delà des orientations qu’il privilégie, personnalise la rencontre d’une réflexion solide sur son domaine (l’école), une connaissance des réalités des politiques éducatives (ancien Directeur général de l’enseignement scolaire) et un sens politique certain.
Exit les bateleurs qui pouvaient vendre tout et n’importe quoi au brave citoyen, noyé par la communication d’un ministère d’abord mobilisé pour le succès, et donc la carrière d’un ministre. Entrent des responsables plus crédibles. Et avec eux, les experts, les géomètres. Une poignée d’entre eux se sont affirmés dès la campagne présidentielle, formant une garde rapprochée auprès du jeune candidat dont on a loué l’efficacité et le bon fonctionnement. Ils s’emparent des rouages du pouvoir aujourd’hui, devenant les nouveaux politiques de ce ni gauche ni droite. Sous le regard vigilant du premier d’entre eux, Alexis Kohler (secrétaire général de l’Elysée et haut fonctionnaire du ministère des finances), ils s’installent aux postes stratégiques pour assurer le bon fonctionnement du processus interministériel.
Car, tirant les leçons des dernières années, et des castagnes de cour d’école entre ministres et conseiller, le Président et le premier ministre ont bien vite donné le ton, en cosignant une circulaire le 24 mai 2017 imposant trois principes d’action : exemplarité, collégialité, efficacité. Il s’agit de mettre en œuvre une méthode de travail qui organise les débats collectifs lors de la préparation des textes, dans un esprit de cohésion collégiale afin de réduire les arbitrages formels, toujours source d’affrontements et de rancune. Mais la circulaire pose aussi le premier jalon vers une responsabilisation complète des directeurs sur la représentation de leur ministère dans les réunions interministérielles.
« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » : la préparation des textes de loi et de décret est en passe d’être réapproprié par les hauts fonctionnaires, d’autant plus facilement que le nouveau président cherche sciemment à briser les trop nombreux bras des cabinets. Le décret du 18 mais 2017 réduit le périmètre et contraint le mode de fonctionnement des cabinets ministériels : 10 membres pour un cabinet de ministre de plein exercice (on était à 20 ou 30 auparavant), 5 pour un secrétaire d’Etat. Il n’est dès lors plus possible d’envoyer des conseillers à toutes les réunions interministérielles, d’écrire soi-même les textes, de contrôler les administrations centrales, etc. faute de combattants, les cabinets doivent céder du terrain ou périr – par le burn-out, qui n’a pas manqué de se faire sentir assez rapidement[2].
Les feuilles de route des nouveaux ministres ont tardé à être signées, pendant ce temps là, les directeurs ont orienté l’action de l’Etat dans la voie qu’ils pressentaient être celle attendue… par l’Elysée. Car le centre de gravité du pouvoir se trouvant incontestablement rue du Faubourg St Honoré, c’est bien là qu’il fallait lire les auspices. D’ailleurs, certains directeurs furent personnellement nommés par le Président, qui les reçus au Château avant leur nomination officielle.
Les fonctionnaires ne peuvent que se réjouir d’un rééquilibrage des rôles : les cabinets font de la politique, les géomètres apportent l’expertise pour trouver la meilleure solution. Ah, oui, mais le problème, c’est que la meilleure solution n’est pas celle de l’expertise la plus solide. Elle est celle qui pourra être acceptée par le pays. De faire de la politique, donc, au sens noble du terme et comme les fonctionnaires gonflés d’espoir durant la campagne l’entendaient. Or, à force de cantonner les fonctionnaires dans une technocratie dépourvue de hauteur de vue, il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils fassent le travail des conseillers des anciens cabinets : adapter la technique à la réalité sociale. Par ailleurs, les ministres et les conseillers, issue du « nouveau monde » ou technocrates recyclés sans formation politique, sont insuffisamment politisés pour jouer ce rôle. Se produit alors le « syndrome APL », c'est-à-dire la détermination de la meilleure mesure à l’issue d’un rigoureux travail technocratique de conception et de discussion : sauf que personne n’avait compris ce que c’était un locataire modeste.
La fin du géomètre euclidien
Mais le géomètre ne peut gouverner sous le régime de Macron. D’abord parce que nul ne peut entrer pour gouverner s’il n’est que géomètre. Et par ailleurs, la géométrie euclidienne de la haute fonction publique française doit faire sa révolution newtonienne.
Le candidat avait promis l’avènement d’un spoil system à l’américaine, c’est-à-dire un remplacement complet des 200 principaux dirigeants de l’administration. Il justifiait une telle mesure par la nécessité de disposer de collaborateurs loyaux qui puissent mettre en œuvre sans états d’âme et surtout sans résistance sa politique. Une politisation de l’administration, s’étaient écrié certains.
Or le danger, pour les cadres supérieurs de l’Etat, ne vient pas de là. En effet, ce spoil system a toujours existé, toujours annoncé haut et fort, plus ou moins pratiqué, pour les mêmes raisons, et surtout de moins bonnes. A chaque changement d’équipe présidentielle, on entend le même refrain : on accuse la « technostructure » d’avoir conduit la politique de l’équipe du prédécesseur. Et donc, par construction logique, de s’opposer à celle qui prend le pouvoir. Les responsables de partis politiques sont tellement habitués à des combats d’appareil qu’ils ne peuvent s’imaginer que les fonctionnaires servent d’abord la République avant de servir une idéologie ou une camarilla. Ils servent d’abord la République, et donc, ils servent ceux que le système démocratique place au sommet de la République… pour quelques années. Enfin, avec Emmanuel Macron, il n’y a pas de victoire d’un camp contre l’autre, puisqu’il rompt avec le clivage gauche-droite, qu’il n’a pas de vivier naturel et depuis longtemps construit, et qu’il va donc puiser dans des réservoirs variés. Du reste, la rupture n’est pas spectaculaire : une soixantaine d’emplois de cadres dirigeants sont nommés dans les 12 premiers conseils des ministres. Il avait été également prédit qu’il ferait largement appel à de nouvelles compétences – lire : venant du privé. Or, nous n’avons pas assisté, au cours de ces premiers mois de présidence, à un afflux de cadres du secteur privé. En effet, les parcours professionnels de ceux-ci dans le secteur public sont peu valorisés, l’administration offre des conditions de travail moins confortables et l’écart des rémunérations dissuade les quelques aventureux qui auraient été tenté de lâcher leur poste de cadre dirigeant d’une entreprise du CAC 40.
Au fond, alors que l’épuration de la haute administration n’a pas eu encore lieu, c’est plutôt l’annonce d’une énième réforme de l’Etat qui l’inquiète : pas dans son principe, puisqu’elle la souhaite. Mais, contrairement à ce que les fonctionnaires espéraient – enfin une réforme intelligente qui transforment vraiment les façons de travailler et le rapport avec l’environnement du service public !- , les premiers symptômes laissent penser que les géomètres vont être encore victimes des scribes, qui excellent surtout dans les réductions budgétaires. Les premiers travaux engagés par le comité Action publique 2022 ressemblent beaucoup aux opérations de réforme précédente, où la phraséologie imitée des pratiques managériales des (meilleures) structures du privé cachait en fait une bien prosaïque diminution des crédits et des effectifs, et la circulaire sur la réforme de l’Etat offre comme seul objectif chiffré une réduction de trois points de la part de la dépense publique dans le PIB d’ici 2022. Par ailleurs, gel des rémunérations, rétablissement du jour de carence, hausse de la CSG viennent confirmer que la période ne sera pas faste pour l’administration. Reconnaissons toutefois que le choc a été moins brutal qu’annoncé pendant la campagne, au moins au cours de ces premiers mois d’exercice du pouvoir par l’auteur de Révolution. Alors qu’il avait annoncé 50 000 postes de fonctionnaires (d’Etat) en moins, la coupe prélevée par la première loi de finances a été modérée est ne prévoit que 1600 postes supprimés. Certes, ces suppressions interviennent après des années de réduction, sur des administrations où on touche parfois l’os.
Par ailleurs, alors que le candidat Macron avait remis en cause la pérennité du statut des fonctionnaires, le nouveau ministre en charge de la réforme, Gérald Darmanin, a exclu d’y toucher. Flatter un certain électorat est une chose, prouver que la disparition du statut permettrait des économies en est une autre, - et le rapport du Conseil économique, social et environnemental vient de le montrer[3]. Le statut garantit la neutralité et la mobilité des fonctionnaires, et au fond leur loyauté, sinon leur docilité.
Mais les cadres de l’Etat devraient voir leurs méthodes de travail et leur mission évoluer. Moins de troupes à encadrer, moins de textes à brasser, plus de projets à piloter, d’expertise à élargir, de nouveaux outils à intégrer dans l’action administrative. Un rapport relativement récent sur l’avenir de l’encadrement supérieur de l’Etat[4] montre ainsi les enjeux du renouvellement du recrutement et de la formation continue de ces hauts fonctionnaires de qui l’on attend une expertise technique toujours plus exigeante – surtout dans le contexte de judiciarisation croissante - , des compétences opérationnelles des ingénieurs d’Etat complétées par un aller-retour dans le privé, la capacité de conduite de projet notamment dans les domaines des systèmes d’information, des compétences managériales « rénovées ».
Or la tendance est actuellement au fractionnement, au cloisonnement, au repli des ministères et des directions sur les mêmes viviers, les mêmes corps, les mêmes sociologies de recrutements, reproduisant les mêmes positions et doctrines. La formation continue est devenue un sujet de plaisanterie, toujours évoquée, jamais rencontrée. Ajoutons à cela le recasage des collaborateurs politiques de ministres de passage, les carrières deviennent compliquées.
Surtout, le géomètre souffre d’un déclassement. Il est exclu de la « nouvelle bourgeoisie » alors qu’il pouvait être encore considéré comme un membre des couches aisées au temps du gaullisme. « Je note, pour la regretter, la dégradation lente et continue des rémunérations de l'encadrement supérieur de l'État. Si cette situation perdure, le risque est grand que la haute fonction publique ne soit plus attractive »[5](JM Sauvé, vice-président du Conseil d’Etat). Ce décrochage de revenus se traduit par une diminution du statut social et un moindre attrait pour les étudiants les plus doués : les difficultés récentes pour trouver un nouveau patron à la Caisse des Dépôts ou remplacer le commissaire à l’industrie sont emblématiques[6].
A l’heure de l’Etat en mode start up, ou de l’Etat plateforme, le service public ouvre des voies pour de jeunes talents atypiques et exigeants, tout en proposant quelques aventures motivantes pour les cadres seniors un tantinet désabusé par le storytelling abusif de ces dernières années ayant porté sur la réforme.
Ainsi, entre mise au pas des professionnels de la politique, retour en grâce de l’expertise neutre et révolution des méthodes de travail, d’un côté, et réduction des moyens de l’administration de l’autre, les hauts fonctionnaires sont gagnés par un sentiment ambivalent. Les géomètres attendent d’entendre la suite de ce que le barde va leur conter.
[1] Le Figaro, « Luc Rouban : « Le macronisme est une extension de l'idéologie managériale à la politique » », 12 juillet 2017.
[2] Le Monde, « L'appareil d'Etat à bout de souffle », 22 août 2017. Le Monde, « Dans les cabinets ministériels, les conseillers sous pression », 10 novembre 2017.
[3] Avis du CESE, L’évolution de la fonction publique et des principes qui la régissent, janvier 2017.
[4] Arnaud Teyssier et al., L’Encadrement supérieur et dirigeant de l’Etat, rapport interinspections, juillet 2014.
[5] Acteurs publics, « Jean-Marc Sauvé : "La fonction publique souffre d'une forme de paupérisation de l'État" », 6 novembre 2017.
[6] Le Monde, « Ces postes en or qui ne font plus rêver les grands serviteurs de l'Etat », 21 octobre 2017.
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