Le Prix Sakharov à deux dissidents iraniens
C’était le 9 novembre 1989. Cet historique jour-là croulait le Mur de Berlin et, avec lui, entraînée dans son inexorable chute, la dernière des idéologies totalitaires du XXe siècle : le communisme soviétique, que le plus célèbre des dissidents d’alors, Alexandre Soljenitsyne, prix Nobel de littérature en 1970, n’avait cessé de dénoncer, depuis son enfer glacé des « camps de travail » de la Kolyma, tout au long de son œuvre, ainsi qu’en attestent des récits tels que « Une Journée d’Ivan Denissovitch » ou « L’Archipel du Goulag ».
Cet effondrement de la dictature stalinienne, c’est un autre important dissident russe, mais issu du monde scientifique, qui, aidé en cela par la « perestroïka » enclenchée par un certain Mikhaïl Gorbatchev, dernier Président de la défunte URSS, le poussera à son inéluctable terme : Andreï Sakharov, prix Nobel de la paix en 1975, que les apparatchiks du « Présidium du Soviet Suprême », alors dirigé de main de fer par un tyran nommé Leonid Brejnev, envoyèrent en exil, pendant six longues et cruelles années, de 1980 à 1986, à Gorki, ville, située à l’est de Moscou, alors hermétiquement fermée et entièrement contrôlée, sans possibilité d’entrée pour les étrangers ni de sortie pour ses habitants, par le KGB.
EDITEUR DES « MEMOIRES » DE SAKHAROV
C’est de cette ville secrète, rebaptisée aujourd’hui Nijni-Novgorod, qu’Andreï Sakharov écrivit, en ces terribles années-là, ses fameuses « Mémoires » : inestimable témoignage intellectuel et humain, social et politique, que j’eus le privilège de publier dans leur intégralité, en langue italienne, lorsque je dirigeais encore, en 1990, à Milan, les Editions Sugarco (alors spécialisée, notamment, dans la publication des écrivains dissidents de l’Est, tels Vaclav Havel, Alexandre Zinoviev, Christa Wolf, Adam Michnik, Ferenc Feher, Danilo Kis ou les jeunes contestataires chinois de la place Tienanmen).
Je me souviens. C’est Elena Bonner, la femme de Sakharov, politiquement engagée elle aussi (mais aux côtés de Boris Eltsine, premier Président de la nouvelle Russie, et de son « Parti Radical ») qui me remit en main propre, au lendemain de la mort de son mari, survenue le 14 décembre 1989, à l’âge de 68 ans, les derniers feuillets, y compris quelques inédits, de ce précieux manuscrit. Puis, lorsque le livre parut, sous forme de « Mémoires » donc, elle me fit l’insigne honneur, pour me remercier d’avoir soutenu son grand homme (que j’avais rencontré peu avant sa disparition), de le présenter avec elle, côte à côte, au public italien. C’était à Rome, en août 1990. De là s’ensuivit également, entre elle et moi, une série d’entretiens, que je fis publier quelques semaines après, en septembre, dans la presse italienne puis, deux ans plus tard, en 1992, dans un de mes propres ouvrages, « Il Discredito dell’Intellettuale - Storia critica di una vocazione, da Emile Zola a Vaclav Havel » (« Le Discrédit de l’intellectuel - Histoire critique d’une vocation, d’Emile Zola à Vaclav Havel »), alors paru, en italien toujours, à Milan (Sugarco Edizioni).
A cette époque-là, du reste, nombreux étaient également, en France, les intellectuels engagés, au nom des mêmes valeurs morales et des mêmes principes universels (la liberté, la vérité, la justice, la tolérance), en ce type de combat : Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, Marek Halter, pour ne citer que quelques-uns de mes pairs, étaient alors eux aussi, à Paris, sur le devant de ces très complices barricades philosophiques.
Ainsi, m’étant moi-même toujours battu en faveur des droits de l’homme, de la liberté de pensée comme de parole, et plus généralement de la liberté d’expression, n’ai-je pu qu’applaudir, ému et ravi tout à la fois, à cette belle et intelligente initiative du Parlement Européen lorsqu’il créa, en 1988 déjà, le Prix Sakharov, destiné à récompenser, comme il se plaît à le stipuler très légitimement, « la liberté de l’esprit ».
SAKINEH CONTRE LA « CHARIA »
Davantage ! C’est avec une joie non moins dissimulée que le modeste mais ardent défenseur de Sakineh Mohammadi-Ashtiani que je suis depuis le début de son innommable calvaire dans les geôles de Téhéran (il s’agit de cette jeune femme iranienne, toujours emprisonnée à l’heure actuelle, risquant la lapidation pour cause d’adultère ainsi que le prévoit, dans la République Islamique d’Iran, l’obscurantiste loi coranique de la « charia »*) vient d’accueillir ce choix particulièrement heureux, de la part de ce même Parlement Européen, d’attribuer le prix Sakharov 2012, ainsi qu’il vient de le proclamer très officiellement ce vendredi 26 octobre, à deux des dissidents iraniens les plus emblématiques et courageux d’aujourd’hui : le cinéaste Jafar Panahi et l’avocate Nasrin Sotoudeh, qui risquent chaque jour, en ce pays où la répression la plus insidieuse le dispute à la barbarie la plus sanglante, leur précaire et difficile vie pour ce seul mais noble fait qu’ils militent, eux aussi, en faveur des inaliénables droits de l’homme et de la femme.
Ce Prix Sakharov se verra concrètement décerné, par le Président du Parlement Européen, Martin Schulz, lors d’une cérémonie qui aura lieu aux environs, comme toujours et suivant en cela une tradition désormais bien ancrée, de ce 10 décembre prochain : date, par ailleurs, on ne peut plus symbolique puisque c’est le 10 décembre 1948 - il y aura donc 64 ans très exactement - que fut signée la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme aux Nations-Unies.
C’est là, pour avoir eu l’audacieuse sagesse d’inventer cet admirable Prix Sakharov et de défendre ainsi les libertés partout où elles sont niées dans le monde, une bonne raison - la meilleure d’entre toutes très certainement - pour que l’Union Européenne se soit vu récemment gratifiée à son tour, tel un juste retour des choses, du prix Nobel de la paix 2012 !
*Cf. ici le lien électronique renvoyant à une vidéo sur laquelle on peut voir Daniel Salvatore Schiffer défendre publiquement, lors d’un journal télévisé diffusé par TV5 Monde, Sakineh Mohammadi-Ashtiani : http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/Les-dossiers-de-la-redaction/Sakineh-lapidation-iran-aout-2010/p-11367-Pour-l-abolition-de-la-lapidation-dans-le-monde.htm
DANIEL SALVATORE SCHIFFER**
** Philosophe, porte-parole francophone du « Comité International contre la Peine de Mort et la Lapidation » (« One Law For All », dont le siège est à Londres), auteur de « Les Intellos ou la dérive d’une caste - De Dreyfus à Sarajevo » (Ed. L’Âge d’Homme) et « Grandeur et misère des intellectuels - Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle » (Ed. Le Rocher).
- Elena Bonner et Daniel Salvatore Schiffer (il y a plus de 22 ans !)
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