Le problème avec l’argent (une histoire sans fin...)
De quoi donc « l’argent » est-il la « valeur », la plaie ou le problème ? Pourquoi l’humanité occidentalisée n’en a nécessairement « jamais assez » ? Le sociologue Benjamin Lemoine enquête sur « l’allliance entre le droit agressif et la finance radicale » pour traduire les Etats en justice et saisir leurs biens tandis que Marlene Engelhorn, héritière d’une riche famille de l’industrie pharmaceutique, plaide pour une redistribution équitable de « ce qui nous lie et nous sépare ».
« L’argent » ne tombe pas du ciel et ne se trouve pas dans la nature : jadis, il fallait même aller le chercher au fond des mines pour que les souverains puissent « battre monnaie »... C’était du temps où son emploi monétaire s’incorporait en quantité de métal plus ou moins précieux. Le temps où les Etats ne constituaient pas des « proies souveraines » pour des commandos de « chasseurs d’actifs souverains »...
Aujourd’hui dissocié de son répondant métallique et de sa matérialité invariante, « dématérialisé » dans la mémoire de notre appareillage technologique et diffusé à l’infini jusqu’à la néantisation de toute valeur réelle, « l’argent » nous hante plus que jamais. Il nous renvoie tant à ce que nous possédons qu’à ce dont nous manquons, ce dont nous redoutons d’être dépossédés, ce dont nous n’aurons jamais assez - et bientôt, ce dont nous allons être dépossédés pour de bon…
S’il n’est pas la richesse et s’il n’est pas rare, à en juger la prolifération de chiffrages astronomiques, de « milliardaires » et d'abyssales allocations guerrières, le temps et l’énergie que l’humanité lui consacre pourrait être investis utilement pour répondre à des besoins humains fondamentaux. Ah, on ferait un rêve, rien qu'un rêve ?.
« Métier : harceleur d’Etat »
Depuis le début du millénaire, rappelle Benjamin Lemoine, « des centaines d’investisseurs étrangers ont poursuivi en justice plus de la moitié des Etats du monde, fait des recours en arbitrage pour réclamer des dommages et intérêts liés à un large éventail d’actions gouvernementales – des réglementations en matière environnementale ou de santé publique- considérées comme une remise en cause de leurs investissements financiers ».
Ces « investisseurs » constituent un « petit nombre de fonds spéculatifs » et instrumentalisent une véritable « industrie du litige » pour traquer les actifs des Etats endettés et « affronter leur capacité à ne pas reconnaître des droits au remboursement ». La présidente argentine Cristina Kirchner comparait ces « fonds vautours » à des « terroristes financiers » - les comptes bancaires de l’ambassade d’Argentine à Paris ont été gelés, une frégate de l’armée argentine a été immobilisée au Ghana...
Le problème c’est que « l’argent » n’est pas seulement ce qui nous relie aux autres dans l’échange et ce qui permet d’exprimer la valeur des choses : il est aussi considéré par les uns comme pur objet d’accumulation, de spéculation et de domination, désiré pour lui-même, pour le pouvoir qu’il donne sur les autres au détriment de politiques socialement utiles.
Benjamin Lemoine constate une « hypocrisie organisée » mise en oeuvre par le capital états-unien « pour faire du droit de New York l’étalon mondial des deals et litiges financiers ». Ainsi, « l’idéal-type westphalien de souveraineté étatique, qui n’accepterait aucune autorité supérieure, est constamment violé par le consentement des Etats eux-mêmes à d’autres normes supranationales ou clauses contractuelles privées ».
Ainsi, l’oxymorique « dette souveraine » apparaît après le basculement d’une « économie soumise à la souveraineté » à une « souveraineté soumise à l’économie politique ». Des « maîtres du code juridique » et véritables mercenaires du droit (juges, avocats, enquêteurs, chasseurs d’actifs et hauts fonctionnaires) oeuvrant dans des fonds procéduriers considèrent les Etats comme des « machines à cash » et s’autorisent des opérations commando « d’extraction d’argent public » par des coups d’éclat judiciaires au seul profit d’un système-dette dont la légitimité reste à interroger...
Aujourd’hui, alors que la sphère financière n’existe que pour son propre compte, le « modèle d’Etat-souverain dominant se donne pour devoir prioritaire de sécuriser la finance, d’en être la terre d’accueil, de lui fournir des actifs sans risques (...) et d’exécuter ses contrats à domicile comme à l’étranger, au détriment du reste de la population et des engagements sociaux ».
« L’argent » est-il une fin en soi pour une classe dominante réalisant son appropriation de l’Etat et du droit et dictant sa loi pour transformer ses intérêts particuliers en intérêts généraux ? La dite classe dominante se considèrerait-elle comme se réduisant à « son argent » et au seul pouvoir de nuisance qu’elle choisit d’exercer ?
La bataille qui s’engage alors est celle du « Trésor public contre le Trésor liquide de la finance globale, obsédé par la sécurité, la compétitivité et l’accessibilité de ses titres pour les possédants du monde ». Le moyen de rétablir l’immunité souveraine ? Rien moins que « l’encastrement politique et l’administration démocratique de l’économie, de la monnaie et de la finance » - il permettrait de « désarmer les chasseurs d’Etats et de réarmer la collectivité pour répondre aux désastres sociaux et environnementaux ». Karl Polanyi (1884-1962) considérait l’encastrement comme un mode de résistance à l’accumulation et à l’asservissement que la surrichesse permet dans une contre-société institutionnalisant jusqu’à la démence le culte de l’argent et du « toujours plus ».
Pour que « l’argent » serve au lieu d’asservir ?
Le sociologue Georges Simmel (1858-1918) déplorait : « Dans la modernité, l’argent, moyen de toutes les fins tend à remplacer Dieu, la fin de toutes les fins ».
En apprenant l’arrivée de son héritage, Marlene Engelhorn, issue d’une riche famille de l’industrie chimique et pharmaceutique, constate : « hériter, c’est un truc de pauvres ; les riches, eux, font des donations et des transmissions ». Elle entend faire servir sa fortune au bien commun – et rendre l’économie réelle à sa vérité : celle d’un choix politique à délibérer en commun, en fonction des vrais besoins de chacun. Dans cet esprit, elle met à disposition une somme de 25 millions d’euros dont un conseil citoyen décide de la répartition.
Elle s’interroge sur les externalités négatives qu’une fortune mal utilisée impose au reste du monde aux dépens de politiques redistributives possibles alors même que le privilège d’en disposer pourrait être la clé d’un monde meilleur : « La politique ne devrait pas être à vendre. Tant que l’argent sera roi, il ne faudra pas s’étonner de ce que tout le monde fasse tout pour en avoir davantage. Dans ces conditions, la corruption n’est en fait qu’une démonstration de rationalité économique. L’argent est le lubrifiant pour obtenir des résultats politiques en contournant les processus politiques. Passer au-dessus des débats au Parlement est le privilège de ceux qui peuvent se permettre un lobbying coûteux. »
24 siècles après la description de l’échange économique par Aristote, « l’argent », signe vide mais commun à l’humanité, serait l’une des sources d’énergie les plus efficaces pour changer le monde en bien - pour peu qu’il soit possible encore d’élaborer une « politique de l’argent » susceptible de ne pas le laisser créer la rareté et mener la « civilisation » à sa ruine. C’est le sens de la réflexion de Marlène Engelhorn à partir de « notre besoin vital de nous approvisionner qui détermine et rend possible le vivre ensemble » : l’argent ne libère pas des rapports de domination car ceux qui disposent de la domination, « c’est-à-dire du pouvoir », règlementeront toujours l’approvisionnement « de façon à ce que seules un petit nombre de personnes, et si possible toujours les mêmes, y aient accès » - à bon entendeur...
En somme, l’excès d’argent déshumanise. Il créé un clivage avec le reste de l’humanité qu’il accule à sa perte par son mésusage nuisible et systémique. Mais enfin, « l’argent existe seulement si nous nous prêtons à son jeu – en croyant en lui ». Chose étonnante : « pourquoi ne se demande-t-on jamais comment redistribuer la fortune, mais toujours comment l’assurer et la faire fructifier », y compris par des montages hors de l’espace public ?
Marlène Engelhorn utilise une métaphore potagère parlante, à partir du constat que « la grande majorité des gens ne poursuit même pas une carotte véritable, mais la promesse d’une carotte ». C’est le noeud de la déréalisation subie ou consentie dans une société d’argent fou et virtuel : « pour pouvoir promettre des carotes hypothétiques, de moins en moins de personnes obtiennent des carottes réelles ». Donc, dès qu’il s’agit de carottes, tous sont des ânes ? Ne vaut-il pas mieux savoir planter de vraies carottes que de courir après des mirages de richesses empruntées à un avenir pas encore advenu ? Ne vaut-il pas mieux savoir planter des choux plutôt que courir d'un conduit d'égoût numérique à un autre, dans l’étouffoir d’un enclos monétaire tournant à vide dans un rageur déni de solidarité ?
Mais la métaphore animalière est-elle appropriée aux bipèdes dénaturés, condamnés à « tout faire pour l’argent », en animaux monétaires bien dociles et soumis, alors que l’argent fait rarement quelque chose pour eux ? Des individus se condamnant à faire tourner le totalitarisme marchand qui crée sans cesse des besoins qu’ils n’ont pas pourraient raisonnablement nourrir d’autres « ambitions » que de faire fonctionner le système de la finance - comme celle d’écrire un autre mode d’emploi de leur vie en société...
On s’en doute, « une démocratisation de l’argent et des codes juridiques commence par une mise en question politique, par le débat public, des processus qui les façonnent tous deux ». Après tout, si la règle de l’accumulation opprime la multitude, celle-ci n’est pas tenue de s’y résigner et pourrait tout aussi bien exiger de reprendre la main sur ce qui la concerne : « la belle vie, c’est celle que nous nous faisons » - en donnant corps à des rêves de justice, par exemple... Ou alors, peut-être l’individu « postmoderne » devrait-il accepter qu’il est bien autre chose que cet animal monétaire qui calcule, évalue, mesure et se vend à ses semblables pour si peu voire moins que rien... Il pourrait même rêver utilement d’une politique de sanctuarisation des activités humaines fondamentales préservées de tout calcul économique. Car il y a d’autres vies et univers possibles dans d’autres dimensions du réel que celle de l’échange et de la domination monétaires.
Benjamin Lemoine, Chasseur d’Etats – Les fonds vautours et la loi de New York à la poursuite de la souveraineté, La Découverte, 384 pages, 24 euros
Marlene Engelhorn, L’Argent – Pouvoir, richesse, injustice, Massot éditions, 156 pages, 18 euros
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