Le renoncement démocratique
La Constitution de 1958 a été adoptée dans une situation d’exception, pour donner une réponse à une question que la démocratie née en 1946 n’avait pas su résoudre. Un demi siècle plus tard, cette constitution est toujours place. Et elle souffre toujours d’un grave déficit démocratique.
A plusieurs reprises, au cours de l’Histoire, devant des situations d’une extrême gravité, les représentants des citoyens ont dû renoncer aux libertés. Parce qu’à ces occasions de détresse ou d’urgence, les Français étaient dans l’incapacité de résoudre le problème du moment. Sous la pression, sous la contrainte, ils ont dû mettre entre parenthèses leurs acquis démocratiques. Ces expédients ont été adoptés au moment des guerres avec l’étranger, ou sous la menace d’une guerre civile : Comité de Salut public en 1793, dictature de Cavaignac en juin 1848, gouvernement d’Union Nationale pendant la guerre 14-18, investiture de Philippe Pétain en juin 1940. Le plus souvent, ces mesures revêtaient un caractère qu’on espérait temporaire. On acceptait de faire provisoirement le deuil des libertés en attendant des jours meilleurs.
Le même réflexe a joué en 1958 à un moment où, à la fois, la France menait une guerre qui n’osait pas dire son nom, et où la guerre civile était une probabilité. La constitution de 1958 a été une Constitution de situation d’exception, une Constitution de guerre. Elle a été approuvée par des Français qui avaient pourtant ,12 années auparavant (et à une faible majorité) voté faveur d’une Constitution plus démocratique. Et la Constitution de 1958 a rempli son rôle. Elle a permis au général de Gaulle de trancher le nœud gordien qui avait divisé la IVe République. Et fort probablement aussi, elle a évité à la France une guerre civile.
Le problème, c’est que cette Constitution, efficace et utile en son temps, est toujours celle du pays un demi-siècle plus tard. Et les problèmes qui sont posés à nos compatriotes sont bien différents de ceux qui les interpellaient il y a plus d’un demi siècle. Il ne s’agit plus de résoudre un problème de décolonisation. Il ne s’agit pas simplement d’être pour ou contre l’indépendance de l’Algérie. Les enjeux, complexes, sont d’ordre économique et social, et ils engagent tout autant l’avenir des Français. Ce que nous devons affronter, c’est le vieillissement de notre population, la globalisation, les choix possibles en matière de répartition des richesses. Comment maintenir un système de protection sociale et de retraite équitables ? Et au-delà, comment partager les richesses produites, à travers à la fois les salaires, la politique sociale et la fiscalité ? Comment affronter la concurrence née de la concurrence mondiale ? Quelles suites donner aux politiques ultra-libérales adoptées un peu partout dans le monde depuis trente ans ?
Ces questions engagent le corps social dans son entier. Et même, s’il est nécessaire d’arbitrer et de trancher, les réponses ne peuvent pas dépendre d’un seul homme, aussi avisé soit-il. Le paradoxe, c’est que c’est au moment où l’investissement démocratique devrait être le plus grand que son déficit est le plus fort. Le discrédit, le divorce par rapport au politique à pour cause à la fois un société atomisée, mitée par un individualisme forcené, et des institutions qui, à l’exception des échéances électorales, ne permettent ni de contrôler ni de sanctionner le plus haut responsable quand il exerce ses fonctions. Car, ou bien, le chef de l’Etat est irresponsable (comme dans la plupart des pays de l’UE aujourd’hui), et ses pouvoirs sont très limités, ou bien il est responsable de ses choix, car engagé dans la conduite de la politique de la nation, et il doit être possible de le contraindre à la démission. Une des conditions d’un fonctionnement démocratique c’est la possibilité de demander des comptes à ceux qui exercent ou qui ont exercées des charges.
La Constitution de 1958 a conféré d’exorbitants pouvoirs à un seul homme, et cela pour les raisons historiques que nous venons d’invoquer. Il y a là, au pays des Droits de l’Homme, comme un anachronisme. Nos voisins allemands, à qui a coûté si cher l’expérience du pouvoir d’un seul, savent de quoi il retourne, et lorsqu’ils ont élaboré une nouvelle constitution après la guerre, ils ont été méfiants.
Le caractère obsolète de la Constitution de la Ve République est souligné par la vie politique qu’elle a engendrée. Elle a fini par fournir aux ambitieux un terrain idéal d’affrontement. Les règles du jeu une fois assimilées, les chefs politiques, à l’intérieur et à l’extérieur de leurs partis, rivalisent pour atteindre la plus haute marche. On débat à peine des enjeux et du contenu politique. On s’efforce de démontrer, en déployant ruses et stratégies, qu’on a les meilleures aptitudes pour gouverner le pays. Une fois que le but sera atteint, on verra bien.
C’est de ces pratiques et de ce détestable héritage qu’il faut nous débarrasser. Pour notre société l’enjeu est de taille. Ou bien nous persévérons dans le choix qui a été fait en 1958 et nous continuons à penser que nous avons toujours le meilleur régime d’Europe, car il nous évite les dissolutions et les élections anticipées que connaissent les Européens ce dont, à chaque occasion, nous nous gaussons allègrement. Et dans ce cas nous persévérons dans notre refus de responsabilité politique. Et le déficit démocratique continuera à produire ses effets pervers. Il est en effet commode, entre chaque scrutin, de nous débarrasser de notre devoir de participation citoyenne et de pratiquer à l’envie la critique et la raillerie, d’ironiser, en particulier sur le système parlementaire et ses défauts . Ou de choisir encore la posture de l’abstention. Dans ce cas, nous méritons des personnalités aussi médiocres que l’actuel chef de l’Etat.
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON