Le scandaleux massacre des bouquetins du Bargy (analyse 3/4)
Analyse, en quatre parties, d'un scandale environnemental touchant un animal emblématique et protégé. Les Bouquetins sont des animaux interdits de chasse. Pourtant, dans les montagnes du Bargy, l'Etat les abat massivement. Une mesure scandaleuse et disproportionnée qui est massivement contestée par le biais d'une pétition (lien).
Après avoir passé en revue, dans la première partie de cette analyse, le statut de protection du Bouquetin des Alpes, les circonstances de la découverte de cas de brucellose, la nature de la maladie et son traitement, l'évaluation du risque pour la santé humaine ; après avoir passé en revue, dans la deuxième partie de cette analyse, l'évaluation du risque pour l'économie, l'importance des incertitudes et des opacités autour de ce dossier ; voici la troisième partie de l'analyse :
VIII. La pression des fédérations de chasse
Des chasseurs sont opposés à la protection des bouquetins. Certains ne s’en cachent pas. Suite aux abattages des bouquetins du Bargy, l’Association des Chasseurs à l’Arc de Franche-Comté a publié sur son blog : « les bouquetins mâles sont vendus selon la longueur des cornes. Le tarif varie de 2 430 € (= 3 000 CHF) pour un trophée jusqu’à 55 cm et 16 200€ (=20 000 CHF) pour celui qui atteindrait 110 cm (ce qui est rare). La moyenne des trophées de Bouquetins mâles adultes se situe autour de 85 cm et se facture 6 500 € (= 8 000 CHF). Estimons que l’Etat Français vient de s’asseoir sur plus de 650 000 €. (…) il est anormal de passer à côté d’une telle activité économique. (…) Alors valorisons la faune sauvage française en la chassant. Et exigeons que l’on ouvre la chasse du Bouquetin des Alpes en France. » (P4)
IX. La pression des agriculteurs, et la partialité des élus
Dans un communiqué, le 13 septembre 2013, le syndicat agricole FDSEA a estimé que « la mesure d’éradication totale en urgence sur le Massif du Bargy [était] la seule voie possible ». Par la même occasion, le syndicat agricole a comparé les membres du Conseil National de Protection de la Nature à des « apparatchiks parisiens » et à des « écologistes de salon ». (F1)
Un jour après la publication du communiqué, Bernard Accoyer, député de la Haute-Savoie, a envoyé au Premier Ministre une lettre partiale défendant l’extermination des bouquetins. Le député est allé jusqu’à écrire au Chef du Gouvernement : « J’ajoute que les bouquetins, pratiquement tous malades, souffrent physiquement ce qui ne doit pas laisser indifférent ». (L1) À cette échelle de la politique, écrire de telles contre-vérités est inquiétant.
Premièrement, les bouquetins ne sont pas « pratiquement tous malades » ; d’après l’ONCFS, 35% des bouquetins étaient sérologiquement positifs avant les abattages de 2013. (A1, p°36) Or, un bouquetin sérologiquement positif n’est pas un bouquetin malade, mais un bouquetin contaminé. Un bouquetin contaminé peut ne présenter aucun symptôme, ne pas être contaminant, et ne pas être malade (chez les hommes, cet exemple est plus connu : un séropositif au VIH peut ne pas être malade du SIDA). En somme, contrairement à ce qu’affirme le député de la Haute-Savoie, au moins 65% des bouquetins ne sont pas malades (sans doute plus). Deuxièmement, l’Organisation Mondiale de la Santé Animale écrit : « Chez les animaux, la maladie se manifeste par des avortements ou par un échec de la reproduction. Généralement, les animaux guérissent et réussiront à donner naissance à une descendance vivante après un premier avortement ». (O1, p°1) « Généralement, la maladie est bénigne, l’animal infecté présentant peu de signes avant l’avortement. » (O1, p°3) L’ANSES et le Ministère de l’Agriculture valident ces données. (A1, p°7)(S10) En somme, prétendre que les bouquetins sont pratiquement tous malades et souffrants est absolument faux ; et, pour un député, chercher à influencer le Premier Ministre et les journaux avec de tels arguments semble peu loyal. (L1)
Malgré le sérieux des études scientifiques (A1)(A2) et (A3), cet ancien président de l’Assemblée Nationale a remis en cause les avis de l’ANSES et du CNPN. (L1) Rappelons que l’« expertise [indépendante et pluraliste] de l’ANSES (…) a été réalisée par [un groupe multidisciplinaire de scientifiques] regroupant des compétences complémentaires : épidémiologie et analyse de risque, biologie du bouquetin et de la faune sauvage de montagne, maladies de la faune sauvage, microbiologie, brucellose à Brucella melitensis, méthodes de diagnostic, méthodes de lutte contre les maladies infectieuses. » (A1, p°1 et 3) En marquant sa stupéfaction face aux avis des scientifiques, le député de la Haute-Savoie n’a-t-il pas agité le drapeau de la peur au détriment de celui de la raison ?
X. L’abattage massif, un très mauvais choix
X.1) Une solution défavorable à la connaissance médicale
La solution choisie, l’abattage éclair des bouquetins de cinq ans et plus (soit environ 70 à 80% de la population) nuit à l’étude de la dynamique de la maladie : « Il est (…) essentiel de collecter le maximum d’informations sur ce foyer afin que l’expérience ainsi acquise puisse servir à une maîtrise appropriée d’éventuels nouveaux foyers. » « L’abattage ciblé des individus âgés ne permettrait pas (…) de récupérer des données sur l’évolution de la situation sanitaire et populationnelle des bouquetins. » (A1, p°18 et 24) (L’effectif ciblé est important puisque les bouquetins peuvent vivre jusqu’à 25 ans.) (W1)
À la stupeur des scientifiques, les bouquetins abattus n’ont fait l’objet d’aucun contrôle sérologique.
X.2) Parmi les bouquetins abattus, une grande proportion d’animaux sains
Les statistiques sont hasardeuses. Les données de l’ONCFS nous apprennent que 2 à 38% des femelles de cinq ans et moins seraient contaminées. Si une fourchette de « 2 à 38% » est toujours plus précise qu’une fourchette de « 0 à 100% », elle reste néanmoins très vaste. (A1, p°37)
Bien que faillibles (surtout pour les mâles), les statistiques sérologiques issues des travaux de l’ONCFS tendraient soi disant à montrer que la prévalence de la maladie serait moins importante chez les jeunes bouquetins, d’où la contestable décision d’avoir recours à un abattage massif en tuant tous les individus de cinq ans et plus. L’analyse des « intervalles de confiance à 95% » révèle pourtant qu’il est possible que les jeunes mâles soient plus touchés par la maladie que les plus âgés ! (A1, p°37)
Le type d’abattage choisi élimine des individus sains : la majorité des bouquetins du Bargy n’est pas atteinte de brucellose (65% pour l’ONCFS). D’après le rapport, il n’est pas exclu que 89% des mâles tués ne soient pas contaminés ! (A1, p°37) Quitte à persévérer dans la voie de l’abattage, il aurait été plus logique de n’éliminer que des bouquetins séropositifs, comme le Conseil National de Protection de la Nature le préconisait en septembre 2013.
X.3) Une catastrophe environnementale
Les bouquetins ne se déplacent pas (ou très peu) vers les autres massifs. (A1, p°9) Les bouquetins des massifs voisins ne sont d’ailleurs pas atteints de brucellose. (A1, p°9) Les experts estiment qu’un abattage massif peut engendrer une fuite de bouquetins infectés et l’extension du foyer vers d’autres massifs. « Il n’est pas possible de prévoir la réaction d’une population de bouquetins soumise à une telle pression de chasse. (…) Il faut envisager l’hypothèse qu’ils cherchent à fuir vers d’autres massifs (…) par des voies non identifiées. » (A1, p°19) En somme, au lieu d’enrayer l’infection, l’abattage éclair du 1 et 2 octobre a peut-être étendu la maladie vers d’autres massifs !
L’abattage des individus de cinq ans et plus perturbe fortement la dynamique de la population des bouquetins du Bargy. En effet, tuer des femelles condamne des cabris à devoir survivre sans leur mère, et vraisemblablement à ne pas passer l’hiver. Ensuite, les femelles sont plus fertiles aux alentours de 7 – 8 ans. (W1, p°50) Quant aux mâles reproducteurs, ce sont (à peu de choses près) les plus âgés. Compte tenu de la difficulté de la détermination des âges (W1, p°27)(O2)(C1), de nombreux bouquetins de 3 et 4 ans ont sans doute été abattus par erreur. Miser sur la fertilité d’un noyau vraisemblablement extrêmement jeune est une pratique « d’apprentis sorcier ». (G2, p°5)
Les bouquetins sont des animaux fragiles qui ne s’adaptent pas facilement aux situations défavorables. Une population de bouquetins est d’autant plus fragile que son effectif est réduit. (G1, p°5 et 6) Par le passé, l’expérience a démontré que de légers déséquilibres pouvaient avoir des conséquences désastreuses sur la fertilité d’une population (Chartreuse, Gorges de la Bourne). Les réintroductions de bouquetins sont a priori toujours réalisées avec des individus âgés. L’abattage ordonné par le Préfet met en péril le maintien de l’espèce sur le massif.
En outre, la solution choisie aura des conséquences importantes sur le reste de la faune sauvage. « Le Gypaète barbu est un oiseau nécrophage protégé dont le statut en France est très fragile. (…) Mettre à disposition de cet oiseau des cadavres de bouquetins contenant des fragments de plomb serait très risqué pour la conservation de cette espèce. » (A1, p°21) L’utilisation de balles sans plomb (en bismuth notamment) est problématique, car elle augmente le risque de faire souffrir l’animal. (A1, p°21) D’après la FRAPNA, le bismuth semble avoir été privilégié. Il est toutefois impossible de contrôler la composition des balles utilisées.
D’une envergure exceptionnelle (plus de 2 mètres 80), le gypaète est un oiseau rare, il prospère principalement dans les zones peuplées par les bouquetins, car les cadavres des bouquetins restent en zone dégagée, au-dessus des forêts (contrairement aux cadavres des chamois, chevreuils ou sangliers). (G1, p°6) La disparition d’un grand nombre de bouquetins risque de condamner le célèbre couple du Bargy, Assignat et Balthazar, dont la fertilité (13 poussins) a fortement participé à « repeupler les Alpes ». (G3) Les sorts des bouquetins et des gypaètes sont liés. L’Etat minimise en affirmant qu’il n’y a qu’un couple de gypaètes dans le massif du Bargy… sauf qu’on « ne dénombre[rait] qu'une vingtaine de couples de gypaètes sur l'ensemble des Alpes » françaises. Suite à la réintroduction de 1987, le couple du Bargy est le premier à s’être formé et à s’être installé ; et c’est également l’un des plus fertiles ! (G3)(G4)
Les bouquetins du Bargy sont au cœur d’un vaste écosystème. Difficile à évaluer, l’impact environnemental de cet abattage massif est sous-estimé, et aurait mérité, au préalable, un approfondissement scientifique. De surcroît, un arrêté ministériel remet en cause la légalité des tirs actuels en interdisant la perturbation intentionnelle du gypaète sur son aire de nourrissage du 1er novembre au 15 août. (D4)
A suivre... En attendant, n'oubliez pas la pétition :
http://avaaz.org/fr/petition/Petition_Stop_a_labattage_des_bouquetins_du_Bargy
Texte et photos : Matthieu Stelvio ; Détails des sources sur :
http://lebruitduvent.overblog.com/bouquetinsdossier.html
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