Le soleil de notre temps est vert. Témoignage
Le soleil de notre temps est vert
Témoignage
L’Ecclésiaste dit de façon prophétique : « Un temps pour embrasser, et un temps pour s’éloigner des embrassements » (3, 4-5). Cette parole de sage n’a jamais été autant d’actualité qu’en 2020. Nous sommes entrés dans une ère qui norme ce qui semblait ne jamais pouvoir être normé : nos étreintes, comme tous nos mouvements spontanés. Normer, c’est établir des lois. Ces lois portent sur la mesure de l’espace et du temps : on ne s’embrasse pas n’importe où ni n’importe quand. Il y a des distances et des moments à respecter, des périodes de jeûne et des périodes de rupture de jeûne. Or, comme à chaque fois qu’il s’agit de quantités, tout le monde chipote : trop, pas assez, et c’est la panique la plus totale.
Entre deux confinements, j’ai rendez-vous chez un phlébologue pour des soins anodins que j’attends depuis des mois, les médecins étant communément débordés et la situation sanitaire ayant retardé les choses. Lorsque je me rends au cabinet médical, je n’imagine pas que j’en aurai pour quelque trois heures de voyage au pays de la maniaquerie.
J’entre dans le couloir d’un grand immeuble et ne sais où me diriger car le cabinet n’est pas indiqué. Une femme « masquée », puisque nous devons tous porter un masque pour nous protéger du virus, entre peu après moi. Je lui demande mon chemin. Elle me répond qu’elle se rend au même endroit. Parfait ! Je lui fais part de mon intention de la suivre, ce qui ne l’enchante guère. Le masque, ce nouvel accessoire réglementaire censé promouvoir des valeurs altruistes aussi bien qu’individualistes (protection des autres et protection de soi), le masque, cet objet exprimant désormais le politiquement correct, le masque cette « augmentation » mi-bonnet de soutien-gorge mi-muselière témoignant de la soumission comico-tragique du troupeau transhumaniste, le masque disais-je donc, ôte à cette femme toute expression. Mais son allure parle pour elle.
Manque de chance pour moi qui me retrouve désormais à la suivre : l’ascenseur est une petite cabine comme on en faisait dans les années soixante-dix. À cette époque la distanciation sociale n’était pas encore une préoccupation, pas plus que les normes pour handicapés. Le regard qu’elle me lance signifie : « Restez dehors, vous allez me contaminer ! ». Je ne souffre de rien, mais je suis un assassin en puissance puisque je porte pléthore de micro-organismes potentiellement nuisibles à l’instar de tout autre vivant et non vivant de la planète. Ce fait est connu depuis des siècles, mais il a été conscientisé à un niveau mondial il y a quelques mois seulement à cause de l’épidémie, et il génère l’hystérie collective. Jadis on se préoccupait peu des micro-organismes qui vivent à nos dépens et on acceptait que les hommes meurent. S’il y avait un responsable, c’était Dieu ou le destin, et comme on ne peut rien ni contre l’un ni contre l’autre, on se résignait à cette fatalité. On l’acceptait même, puisque la volonté de Dieu est sacrée et que le destin est sage. Donne ton assentiment au destin au lieu de lutter contre lui, nous dit Épictète, et tu seras libre et heureux. Aujourd’hui, on passe son temps à s’asperger et à asperger les autres de produit bactéricide, on prend au premier venu la température par surprise dans l’oreille sans lui demander son consentement, on le dénonce s’il tousse, on suit les malades via leur mobile, et on tient l’État pour responsable des morts. Bref, on n’accepte plus de mourir, et pour ne pas mourir, on ne vit plus. On espère de revivre un jour, « comme avant ». Mais c’est se bercer d’illusions. Si l’on vit encore un peu, il faudra le faire de façon hâtive, dans l’urgence, entre deux confinements, dans la peur que la porte de la caverne aux merveilles du monde libre ne se referme. Il faudra avoir emporté de ce monde tout ce que l’on aura pu. Avec cela, personne ou presque ne voit que s’esquissent quelques traits fondamentaux de l’autoritarisme : obéissance servile obtenue par la peur et la propagande, paternalisme, espionnage, délation, chantage affectif. Non, tout le monde obéit car personne ne serait assez fou pour risquer la mort ni la faire risquer à ses proches (d’ailleurs tenus de rester lointains pour raisons de sécurité). On poste même sur les réseaux sociaux la plus belle de ses photos avec son masque dernier cri, voire son masque assorti à sa tenue, pour montrer comme on est bon citoyen. Quelle aubaine pour quelques couturiers des temps masqués qui ne manquent pas de saisir l’opportunité ! C’est que ces dames y tiennent. Non, elles ne se montreront pas dépareillées, pas moins que devant leurs amants. Et si le masque est de luxe, alors il en devient d’autant plus désirable et agréable à porter.
Bref. J’ignore les réticences de mon guide disgracieux et je monte dans l’ascenseur. Arrivée à la porte du cabinet, un homme aussi équipé qu’un cosmonaute (bonnet, blouse, gants de mains et de pieds !) ouvre et fait signe à la patiente d’entrer. Quant à moi, il me demande avec une courtoisie toute administrative de rester dehors : « Une seule personne à la fois ». Et il ferme la porte. Me voilà moi, vilain petit canard, attendant debout dans un couloir d’immeuble que la consultation de Madame, qui semble presque être une favorite, se termine. Je m’apprête à partir. Il a dû le sentir et rouvre la porte. « Entrez », me dit-il en m’incitant gestuellement et verbalement à m’écarter de lui autant qu’il m’est possible. Il n’y a pas de salle d’attente mais un couloir sombre et exigu au fond duquel se trouve, entre trois murs et demi, une seule chaise au pied de laquelle cet homme a pris soin d’apposer une gommette orange en forme d’étoile. « Asseyez-vous sur cette chaise, celle avec la petite étoile, vous voyez ? » À ce jour je n’ai toujours pas compris l’intérêt de la gommette. Me prenait-il pour un enfant de classe de maternelle ? Sur quelle chaise pouvais-je m’assoir hormis celle-ci puisqu’il n’y en avait qu’une ? Redondance de la gommette, substitut d’une présence indubitable, vain doublon mimétique ! Il existe peut-être des individus qui ne voient pas la chaise noire si on ôte la gommette orange. Étrange daltonisme ou agnosie coronarienne ? Je n’ose dire « postcoronarienne », car de même qu’un évènement comme Révolution française, on ne sait si et quand une épidémie comme le coronavirus peut véritablement finir. On remarquera que la gommette n’est qu’un avatar des marquages au sol que l’on trouve dans les files d’attente, au supermarché, aux arrêts de bus etc., car comme je le disais, sur la scène de la vie quotidienne, il n’y a désormais plus de fantaisie pour le placement. Je pense : « Étoile orange ». On me discrimine. Mais d’avec qui ? Je suis seule dans la salle d’attente. Non, vraiment, en plus d’être inutile, cette maniaquerie est de mauvais goût. Et elle n’est pas unique dans son genre.
En attendant mon tour, je me rends aux toilettes où figurent toutes sortes d’inscriptions futiles guidant le patient dans cette aventure qui est de s’enfermer dans un réduit où l’on « fait ce qu’on a à faire ». J’ai compris qu’ici tous nos gestes sont assistés comme le sont ceux des petits enfants. L’une des inscriptions attire mon attention. Au-dessus du distributeur de savon liquide fixé au mur, on peut lire : « Cette boîte est fixée, veuillez ne pas essayer de l’arracher ». Est-il coutume que les patients « arrachent » le petit mobilier ? Peut-être est-ce une manière de tuer le temps, me dis-je. Cela ne me viendrait pas à l’idée. Ce à quoi je pense en revanche, c’est évacuer les lieux de toute urgence. Mais la raison et la curiosité me retiennent. Je veux obtenir des soins et j’ai envie de connaître la suite pour vous la raconter.
Le temps d’attente est fort long, le triple de ce qui a été annoncé. Quand j’entre enfin dans la salle de consultation, je m’entends dire : « Nous ne nous serrons évidemment pas la main ». Évidemment ? J’ai alors un doute sur l’objet du rendez-vous. Je ne peux m’empêcher de m’étonner : « Il y a sans doute un malentendu… Je viens pour me faire soigner mes jambes. Comment allons-nous faire si vous ne me serrez pas même la main ? Car j’imagine que mes jambes sont tout aussi contagieuses ? » J’ai touché une corde sensible et fait trembloter davantage les mains de cet homme manifestement angoissé de recevoir ses patients en cette période d’hécatombe. Je dérange, comme souvent, parce que je n’ai pas la langue dans ma poche. Je veux savoir, je conteste, je ne me soumets pas, je cherche à faire éclater le ridicule, j’aspire à être toujours plus consciente, je veux rester éveillée. C’est pourquoi sur une table d’opération il est arrivé qu’on peine à m’endormir. Et même endormie, je me débats parfois encore.
Il m’explique qu’il n’y a en réalité aucun problème. Il est possible de toucher mes jambes quand bien-même il est impossible de me serrer la main, même avec un gant. J’en conclus que ce qui est réel n’est pas ce qui est rationnel. Hegel avait tort. Ce qui est réel, c’est ce qui arrange un individu et non ce qui est cohérent en soi. À chacun donc sa réalité. Le praticien noie l’incohérence en répétant ad libitum qu’il n’agit pas selon sa volonté propre mais selon le « protocole ». De nos jours, on se cache derrière des masques, mais on se cache aussi derrière des boucliers déontologiques absconds issus du droit romain : « les protocoles », peu importe leur contenu. Les protocoles se sont substitués au bon sens dont Descartes pensait qu’il était pourtant « la chose la mieux partagée ».
La consultation prend une tournure judiciaire. Il faut que je décrive mon mal. Mais je suis sans cesse interrompue par les questions du médecin qui me dépossède de toute spontanéité discursive. Vice du langage naturel, trop subjectif, trop narratif, trop aléatoire ! Les mots que j’emploie sont pour lui semblables à ces pathologies que l’on ignore parce qu’on ne peut les subsumer sous aucune catégorie préétablie. Si vous ne rentrez pas dans l’une des cases, on ne peut rien pour vous. Je réponds donc comme un automate à un interrogatoire standardisé. Le médecin enregistre scrupuleusement sur un dictaphone ce qu’il vient de noter. De façon surprenante, cet objet fait lui aussi partie du « protocole ».
S’ensuivent une quarantaine de minutes de doppler, puis une quarantaine de minutes d’échographie durant lesquelles j’étouffe sous mon masque, ce qui est un détail. Le fait qu’on ne puisse pas respirer comme il faut sous un masque n’est en effet pas une objection civiquement recevable pour l’enlever. L’homme du XXIe siècle respire de moins en moins et se souvient avec nostalgie de ce privilège dont jouissait les Anciens ; l’homme du XXIIe siècle ne respirera plus du tout et n’aura aucune idée de ce qu’est la respiration naturelle.
Pour avoir déjà pratiqué les examens auxquels je me soumets alors, je sais que leur durée, dans ce cabinet médical, est exagérément longue. Mais au moins je n’ai plus de doute : non, je ne vais pas mourir immédiatement, en tout cas pas d’une obstruction des artères. Rien de surprenant puisque j’attendais des soins bénins, que je n’ai d’ailleurs finalement pas obtenus. La médecine est une science mais aussi un art : l’art de faire diversion pour vous faire revenir, donc payer à nouveau…
Voilà en somme qu’on m’a pris pour le « dernier homme » de Nietzsche, me dis-je, celui qui tient à vivre le plus longtemps possible, quitte à perdre sa liberté, son humanité et son bon sens, celui qui privilégie la quantité de vie à sa qualité :
« Devenir malade et éprouver de la méfiance [lui] paraît relever du péché : on marche avec précaution. Fou donc celui qui trébuche encore sur des pierres ou des humains.
Un peu de poison par-ci par-là : cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poison, pour finir : cela donne une mort agréable. »[1]
Et voilà que j’ai rencontré le médecin du dernier homme, « le consciencieux d’esprit » :
« – Je suis le consciencieux de l’esprit, répondit celui qui était interrogé, et dans les choses de l’esprit il n’en est guère pour prendre les choses plus sévèrement, plus rigoureusement, plus durement que moi […].
Mieux vaut ne rien savoir que beaucoup savoir à moitié ! Mieux vaut un bouffon à ma guise, qu’un sage selon le bon plaisir d’autrui ! Moi, – je vais au fond des choses :
– qu’importe que ce fond soit grand ou petit ? Qu’il s’appelle ciel ou terre ? Un fond grand comme la main suffit : s’il est vraiment et fond et sol on peut s’y tenir debout. Dans la véritable conscience du savoir, il n’y a ni grandes, ni petites choses. »[2]
Or il y a confusion sur la personne. Je ne suis pas de ceux qui souhaitent une vie longue sous la cloche d’une société hygiéniste et névrosée dans laquelle il n’y a de fait plus rien à vivre.
Le lecteur imagine que l’expérience m’a servi de leçon et qu’après avoir pris mes jambes à mon cou, j’ai définitivement fait une croix sur ce cabinet médical. Il n’en est rien puisque je m’y suis rendue une deuxième fois, quelques jours plus tard, afin d’obtenir les soins que je voulais. L’art médical est implacable. J’ai retrouvé le même homme, plus détendu, et nous avons parlé. C’est un médecin intelligent et de qualité avec lequel je partage plusieurs points de vue. Mais parce qu’en tant que praticien il porte le poids des normes sur ses épaules, parce que la clientèle réclame elle-même des normes pour se rassurer, et sans doute aussi en raison d’une idiosyncrasie toute particulière, il en est venu à adopter une conduite dont il y a sérieusement de quoi s’inquiéter.
Pour s’inquiéter, il faut ne pas encore avoir été tout à fait endoctriné, car lorsqu’on est endoctriné, on n’est plus en mesure de reconnaître les dissonances du réel. La dissonance est vécue comme la norme, comme une harmonie. L’inquiétude est l’affect de la liberté de penser. Mais s’inquiéter du monde dans lequel nous vivons est devenu rare. Ne s’inquiète plus que celui qui établit des comparaisons avec un autre temps, un temps où il lui avait été possible de sauter au cou de son camarade de classe reconnu au loin pour l’embrasser amoureusement sous le regard des passants amusés.
« Mais où donc tout cela s’en est-il allé ? », « Wo ist das alles hin ? »[3], s’exclamait en 1933 Walter Benjamin, nostalgique d’un temps poétique désormais révolu. Ne s’inquiète plus aujourd’hui que quelqu’un qui pense, un philosophe peut-être, qui voudrait tant trouver un remède à ses nausées. Mais son rétablissement n’est qu’un rêve, il le sait. Car l’herbe de l’actualité est grise, et son soleil est vert.
Florence Salvetti
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