Le sujet de français au Brevet : une stérilisation savante de la réflexion des élèves
L’inspection pédagogique de l’Éducation nationale s’est encore surpassée cette année pour proposer un sujet de Français au Diplôme national du Brevet. Qu’elle ait cru devoir rendre hommage au récent prix Nobel de littérature, Jean-Marie Gustave Le Clézio, en choisissant une page d’un de ses livres, pourquoi pas ? Mais pourquoi celle-là ? Quelle représentation fataliste et voyeuriste du monde révèlent un tel choix et le sujet de rédaction censé en découler !
Extraite du livre « L’enfant de sous le pont », cette page présente un SDF survivant de récupération dans les poubelles et conforme au stéréotype de l’emploi, hirsute, sale, ivrogne, au moment où il découvre, sur son lit installé sous un pont, une boîte de carton contenant un bébé abandonné, « une petite fille » grelottant de froid.
On ne trouve pas meilleur exemple de leurre d’appel humanitaire poignant qu’un bébé ainsi abandonné entre les mains d’un SDF.
- Pareille exhibition du malheur d’autrui stimule d’abord le réflexe inné d’attirance jusqu’à la fascination du voyeurisme : plaisir et malheur d’autrui, ou leur simulation, ont le don de susciter chez le récepteur une sorte de sidération.
- La distribution manichéenne des rôles classe ensuite le bébé et le SDF dans le camp des victimes face aux bourreaux sans doute physiquement absents et non identifiés mais bien présents physiquement par métonymie : on songe aux parents et plus généralement à l’ordre social établi ; l’abandon de l’enfant comme la déchéance du SDF sont les effets de leur barbarie.
- L’accusation est d’autant plus facile à porter que la mise hors-contexte interdit toute compréhension des causes qui ont conduit à cette situation désastreuse. Le bébé est la victime par excellence à qui ne saurait être imputé une quelconque responsabilité du malheur qu’il subit ; mais le SDF bénéficie également, faute de contexte, d’une égale exonération.
- Sans aller jusqu’à l’assistance à personne en danger puisqu’il s’agit d’une fiction, un sentiment confortable de compassion est ainsi provoqué chez le lecteur qui en retire une image humanitaire avantageuse de lui-même.
Un beau sujet écarté : une exploration des causes de ces malheurs
Cette représentation de la réalité qui focalise l’attention sur les effets sans que les causes en soient explorées, incite à se résigner et à se soumettre à une fatalité contre laquelle on ne peut rien. Et pourtant, un abandon d’enfant ne trouve-t-il pas son explication dans la détresse d’une mère ? Elle peut n’avoir pas souhaité du tout cette grossesse pour diverses raisons, comme cette fillette brésilienne de 9 ans violée par son beau-père et dont la mère a été excommuniée par l’archevêque de Recife pour l’avoir aidée à avorter. Elle peut aussi être dans un tel dénuement qu’elle n’a pas les moyens de subvenir à ses besoins. On comprend mal toutefois qu’elle confie son bébé à un clochard qui est bien le dernier à pouvoir le sauver puisqu’il ne peut déjà pas se secourir lui-même. De même, on peut devenir SDF au terme de parcours très divers et inégaux.
On aurait donc pu attendre de l’inspection pédagogique de l’Éducation nationale qu’elle demandât en rédaction que fussent imaginées les causes qui ont conduit à l’un de ces deux malheurs. C’était amener les élèves à tenter de comprendre une situation en émettant des hypothèses plausibles.
Le choix de la science-fiction invraisemblable et inutile
Eh bien non ! L’inspection pédagogique a préféré non pas explorer le passé pour établir des relations vraisemblables de causes à effets, mais lire l’avenir dans le marc de café, en osant demander l’invraisemblable : « Quelques années plus tard…, lit-on. Ali a gardé avec lui « l’enfant de sous le pont » et il a pris soin d’elle. Un journaliste découvre toute l’histoire et la raconte. Il explique aussi en quoi et pourquoi la vie d’Ali a changé. Écrivez cet article. »
Car comment imaginer qu’un bébé puisse survivre avec un clochard qui vit dans le plus extrême dénuement ? Quand bien même il trouverait dans les poubelles des trésors insoupçonnés jusque-là, est-il raisonnable de penser qu’un bébé puisse ne pas être répéré par l’entourage, qu’il ne soit pas confié à une institution et que le clochard ne soit pas inquiété pour vol d’enfant ? Manifestement la science fiction misérabiliste, façon 19ème siècle, est préférée par l’inspection pédagogique à la compréhension des mécanismes socio-politiques qui peuvent conduire à ces désastres sociaux.
Intericonicité aidant, l’inspection pédagogique de l’Éducation nationale a-t-elle été influencée par des relents de mythologie ? Ce bébé abandonné est, en effet, un stéréotype des mythologies. Le Grec Œdipe, fils de Laios, roi de Thèbes, est rejeté à sa naissance par ses parents quand un oracle leur apprend les crimes qu’il est condamné à commettre. Seule la pitié de l’esclave chargé de le mettre à mort lui vaut la vie sauve : abandonné suspendu à un arbre par les pieds pour échapper aux bêtes, il est recueilli par des gens de la cour de Corinthe ; il en sera quitte pour n’avoir que "les pieds enflés", ce qui est l’étymologie d’Œdipe. Moïse, le prophète hébreu, de son côté, est trouvé dans un panier flottant en bordure du Nil. Mais dans les deux cas, les enfants ont la chance d’être sauvés par des princes ou des gens à leur service. C’est la particularité des mythologies que de promettre un grand destin au plus démuni et de faire croire à la bergère qui épouse le prince charmant.
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