Le Suricate contre l’extinction de masse ?
Notre espèce parlante est l’une des plus jeunes apparues dans le monde terrestre vivant. Mais elle a parcouru le plus long chemin adaptatif depuis l’origine. Son avenir semble désormais bien moins prévisible que celui de sa planète ou du système solaire. Pablo Servigne et Nathan Obadia proposent d’utiliser l’énergie du Suricate pour échapper au processus de radiation adaptative, apprivoiser nos peurs et « recréer un esprit de tribu universelle » dans un monde emporté vers le bas.
La peur est une émotion de base et un signal d’alerte venue du fond de notre histoire - il serait dangereux de l’ignorer, souligne Pablo Servigne, l’un des concepteurs d’une « collapsologie heureuse ». Sans cette peur fondatrice, « le buisson phylogénétique du règne animal (dont nous faisons partie) se serait arrêté il y a bien longtemps, incapable de faire face à l’adversité ». Avec Nathan Obadia, il propose la métaphore du Suricate, ce petit mammifère vigilant du désert qui, dressé sur ses pattes de derrière, fait face à un environnement hostile : « Le Suricate est le gardien de nos besoins vitaux. Si un tel besoin n’est pas comblé, et donc s’il y a le moindre risque de mourir ou de souffrir, il aboie. S’il se sent suffisament en lien et en sécurité dans un monde sensé, il s’apaise. Dès que le Suricate perçoit un danger, il sonne l’alarme et lance instantanément des stratégies de survie préprogrammées de type fuite, attaque ou inhibition. »
La verticalité du Suricate en sentinelle permet-elle de jouer un équilibre compensateur contre ce qui nous entraîne vers le bas ?
Un autre rapport à la peur
Si des îles modèles ont accueilli à ce jour des aspirations bien humaines à un monde meilleur, pourquoi pas utiliser une métaphore animalière dans son désert pour élargir le champ de vision ? La métaphore clés en mains est livrée avec une boussole et d’une carte des couleurs pour se repérer dans ce monde « nommé la mégamachine, ce monstre hybride composé de la convergence des pouvoirs militaire, religieux et commercial... qui mange, pille et accumule toutes les cultures et les richesses de la planète depuis cinq cents ans »... Bref, elle n’appelle pas à une baignade paisible et heureuse dans une mer de félicité... Toute tentative de réinvention d’une existence sociale harmonieuse ne renvoie-t-elle pas à une périlleuse traversée du désert ? N’appelle-t-elle pas à une remontée quand on a touché le fond entre le sable et le vide ?
Cet e-monde dévasté par le « libéralisme » accomplit la loi de la gravitation universelle par cette « doctrine » née dans les convulsions des guerres de Religion qui prétend organiser l’espèce présumée pensante, prévoyante et coopérative sur « le plus petit dénominateur commun : le marché entre individus égoïstes ». Cette doctrine, construite autour de peurs fondatrices, qui escamote les libertés au profit de celle du prédateur gardant le cheptel « porte dans son ADN une vision très mauvaise de la nature humaine ». Nous voilà toujours passés au laminoir d’une « culture de la guerre, d’une fabrique de soldats dont nous héritions, même en temps de paix » - et parqués dans des « édifices d’insensibilité, des chefs-d’oeuvre de coupure avec la nature, le corps et le coeur ».
C’est bien connu : le « capitalisme » s’engouffre dans nos vulnérabilités (peur de la déchéance physique, de la mort, etc.) pour « satisfaire ses besoins gargantuesques d’accumulation et de croissance ». Sa mégamachine infernale « déstabilise les grands cycles biogéochimiques de la planète ainsi que tous les systèmes complexes que sont les récifs corraliens, les forêts tropicales ou les océans ».
De surcroît, il nous asservit à ses hyperobjets monstrueux dont la viscosité (plastique et autres gadgets electroniques) rend quasi impossible toute libération ou remontée autre qu’acide... Alors voilà : la métaphore du « Suricate en nous » (notre part sauvage, animale et inconsciente) ne s’accommode pas de celle qui domine notre vision d’un monde-machine, réduit à un mécanisme d’horlogerie dont chacun ne serait qu’un infime rouage, un composant sacrifiable comptant pour rien.
Elle exige une autre conception du monde, un autre scénario que celui du pire et remet de l’immémorial dans nos vies, « fidèle à sa mission de protéger nos corps et nos groupes des dangers »... Elle est une invitation à « ajuster nos peurs pour arriver à convoquer de grandes et de belles peurs, de celles qui n’ont plus la saveur de la crainte ou de la haine, mais de celles qui nourrissent une énergie de liens et de mouvement ». Les hormones de stress que notre filiation sauvage distille dans notre sang doivent être utilisées pour l’action – l’impuissance les rendrait toxiques... Que l’Univers se révèle ouvert, plat ou fermé, l’enjeu est de taille pour l’espèce qui prétend l’instrumentaliser : « Chaque invention technique apporte avec elle sa catastrophe : l’invention de l’avion a crée la possibilité du crash d’avion ; (...) l’invention de la globalisation capitaliste a crée la possibilité d’un krach systémique global ; la mise en place de la mégamachine (une société moderne, capitaliste, industrielle et nous pourrons dire auto-socio-écodissociée) a crée la possibilité d’une extinction de masse. »
Bref, on devrait avoir peur – et on aurait bien raison... Seule l’action délivre et permet de « revenir à un état de sécurité », quand bien même d’autres insistantes métaphores évoquent un titanesque paquebot qui coule, sans canots de sauvetage disponibles. Celle du Suricate rongera-t-elle les câbles de la mégamachine, provoquera-t-elle l’effondrement de la Matrice narrative pour libérer des récits « nouveaux, joyeux, sensés » et régénérants avant l’impensable ?
La question de la finalité de l’existence demeure posée depuis le commencement de l’aventure vitale de l’espèce spécialisée dans l’activité neuropsychique, présumée « responsable » de son écosystème. Une métaphore se réclamant d’un « développement collectif » sera-t-elle le moteur d’un changement individuel et collectif, rendra-t-elle vie et raison à un projet véritablement « civilisateur » et enrichera-t-elle la vie de chacun pour tous ?
Aussi longtemps que le plus abouti des systèmes d’illusionnisme marchand et de fraude parviendra à dresser ses « composants » abusés à se contenter de... moins que rien, voire à consentir à leur "dématérialisation" et leur "décarbonation", la matière vivante et présumée pensante pourrait bien avoir d’ores et déjà renié son potentiel évolutif. La force d’une métaphore intégrant la poussée du négatif lui rendra-t-elle son centre de gravité dans son plein exercice - et un horizon libéré pour un cheminement évolutif mieux assuré ?
Pablo Servigne & Nathan Obadia, Le Pouvoir du Suricate – Apprivoiser nos peurs pour traverser ce siècle, Seuil, 274 pages, 19,50 euros
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