Le Temps Assassin
Tuer le temps ... Tuer le temps assassin.
Celui qui nous engloutit plus sûrement qu'il ne se donnera jamais. Inexorablement, de sa cyclopéenne clepsydre s'écoule la sève de vie, goutte à goutte, telle délétère saignée : secondes, minutes, heures, jours, années, offerts en oblations sacrificielles au Dieu Chronos.
Les terrifiantes Parques officient. La première tire le fil de la vie, tandis que la seconde le tisse avant que la dernière, brutalement ne le rompe d'un implacable coup de ciseaux.
Et nul moyen de remonter le cours des perles de vie qui s'enfuient vers l'infini.
Passe le temps, s'envole l'insouciante enfance, celui de la jeunesse et l'espoir insensé de tout changer en société : qu'épis de blé mûrs soient autant de moissons qui rassasieront ventres vides et bouches à nourrir, que le savoir ne soit que partage en lieu et place du paraître, que l'accueil de l'autre soit règle immuable et intangible...
Malheur, misère et chagrin n' auraient plus cours, mots classés comme vestiges d'anciennes maladies éradiquées dont on se demanderait alors quels pouvaient bien en être les symptômes ?
Mais le temps est assassin et chagrin.
En ces jours de si peu de lumière, la nuit ressemble à l’antichambre de l'insondable abysse. Le souffle glacé de l'hiver des cœurs pulvérise son crachin poisseux. Il colle à la peau, anesthésie envie et désir, s'insinue jusqu'à l'essence de l'être, et laisse pantelant et rompu.
Le ciel et la terre sont mélancoliques. Les oiseaux se sont tus. Éteint aussi le bourdonnement des insectes. Nul vol gracieux de papillons ou de laborieuses butineuses.
Les eaux pourtant grosses du fleuve sont elles-aussi mornes et insipides. Elles s'étiolent. Aucun reflet ne naît des obscures ténèbres. Et les rayons luminescents d'Hélios se sont détournés de l'onde sombre.
Le temps est assassin.
Les humains, eux, se terrent en leur demeure. Ils attendent que reviennent les beaux jours, oublieux du vénéneux compte à rebours enclenché depuis leur premier cri, et qui s'égrène, implacable, du céleste sablier, jusqu'à leur dernier soupir.
Pourtant, voilà bien des années, j'ai joué un vilain tour au temps assassin. Lui, qui de l'éternité est opposant farouche, s'est retrouvé en présence de sa plus redoutable ennemie.
C'est en un petit d'homme et de femme, encore mouillé du ventre de sa mère, qu'elle a pris corps. Tandis que calé précautionneusement au creux de mes bras, et que je lui susurrais doucement à l'oreille des mots de bienvenue, moi, celle qu'il faisait grand-mère pour la première fois, à mes pieds le temps assassin était défait.
En ce petit être vibraient mes ancêtres. Ils avaient été convoqués à la naissance de leur énième descendant tout comme ils avaient présidé à la mienne.
Et j'étais en cet instant, Déesse Mère antique, Phénix régénéré en son bûcher. Le début et la fin, la terre et le ciel, le soleil et la mer, le monde entier. Passé, présent et avenir.
L'humanité jaillissait de mes flancs. Source sans fin, j'étais l'Eternité.
C'était il y a 15 années. Aujourd'hui, la main sur le ventre de ma fille, je joue avec un autre petit d'homme et de femme qui y fait son nid. Lui aussi prolongera l'histoire de ses ancêtres. Au creux de ma main, je sens battre la vie et l'éternité.
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