Le temps des Covidéens
Il fait déjà sombre en ce début de soirée. La pluie froide et dense dégouline sur son visage affublé d’un masque en tissu déjà trempé. Tête rentrée dans ses épaules, Raphaël traverse d’un pas vif la place Kléber presque vide, laissant derrière lui le triste grand sapin de Noël qui scintille malgré tout. Strasbourg, et à vrai dire, toute la France, s’apprêtent à essayer d’achever cette terrible année 2020 tant nous sommes tous épuisés et éprouvés par cette crise sanitaire qui n’en finit plus depuis le printemps. « Finira-t-elle un jour d’ailleurs ? » pensa Raphaël. Pour la seconde fois en moins de trois ans, le séculaire marché de Noël a été annulé par les autorités. Après l’attentat terroriste de décembre 2018, c’est la crise de la COVID-19 qui en est la cause. Si le port du masque a été rendu obligatoire partout et tout le temps depuis l’été, il est impossible de garder les distances de sécurité avait clamé le préfet dans son allocution du 16 novembre. Depuis plus de 450 ans, chaque année en décembre, plusieurs milliers de personnes déambulent dans les allées étroites du centre historique de la ville et s’agglutinent devant les chalets décorés des commerçants. Pas pour Noël 2020.
« Le cœur n’y est pas » se disait Raphaël d’autant plus que les Alsaciens ont payé le prix fort au début de la pandémie. Ce putain de virus était insensible aux changements de température. Plus précisément, les variations de température encourageaient en quelque sorte sa mutation qui maintenait ainsi sa virulence et sa contagiosité élevée pour paraphraser les épidémiologistes.
Sa mère, résidente d’une maison de retraite au sud de Dijon, Raphaël ne l’avait pas revu « pour de vrai » depuis les vacances de février. Précisément depuis le 19 février pour fêter son 77ème anniversaire. La technologie avait pourvu de lui procurer une solution de raccroc. Il la « voyait » désormais deux ou trois fois par semaine, à travers l’écran d’une tablette. Et discuter et échanger avec sa mère, il sentait bien que ça leur faisait grand bien à tous les deux. Une semaine sur deux venait s’ajouter la consultation de groupe organisée par le psychiatre de l’EPHAD pour encourager la prise de parole des résidents et tenter de les libérer de leurs angoisses. La peur de sortir, la peur de la proximité, la peur de la solitude. Bref, tout simplement, la peur de vivre. Ces aînés-là n’étaient pas atteints de la maladie. Mais, ils se savaient plus vulnérables et de ce fait, plus mortels que tous les autres.
La question qui préoccupait les médias était de savoir si le pays allait atteindre et sans doute dépasser les 70 000 décès de la COVID-19 avant la nouvelle année. Qu’ils soient décédés ou toujours vivants et malades, ces gens avaient désormais un qualificatif, pour ainsi dire un patronyme : les covidéens. Comme il y avait eu les cancéreux, les diabétiques ou les sidéens, l’on comptait à présent parmi nous les covidéens dont les troupes enflaient chaque semaine écoulée.
Sur les pistes cyclables strasbourgeoises pourtant nombreuses, il n’était plus rare de croiser plusieurs fauteuils roulants en file indienne pilotés par de jeunes adultes. Seconde vague ou pas, dès septembre, le virus les avait frappés par milliers au retour des vacances. Les jeunes adultes mouraient peu mais la maladie laissait de douloureuses séquelles, longues à se résorber. Perte de l’odorat, difficultés respiratoires persistantes pour les cas les plus graves, insomnies, exacerbation des pathologies préexistantes.
Fin octobre, la polémique sur le nombre insuffisant de fauteuils roulants et sur leurs prix élevés avaient conduit plus de 43 500 manifestants selon les chiffres de la préfecture de police à envahir le périphérique parisien. En plus d’obtenir satisfaction, ils étaient parvenus durant toute la journée à immobiliser entièrement les 35 kilomètres de l’artère circulaire parisienne. Peut-être poussée par son épouse Brigitte, âgée de 67 ans et demi, notre premier de cordée à la pensée si complexe avait présenté le soir même aux français les termes précis de la commande de 32 000 fauteuils au consortium chinois. Il avait concédé qu’ils seraient vendus à prix coûtant. Difficile de le vérifier sauf peut-être pour un journaliste fin limier de Médiapart. Comme l’affirmait Henri QUEUILLE, « les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent ». En tout cas, depuis une semaine, les premières livraisons étaient en train de se réaliser.
Les plus âgés eux, décédaient en plus grand nombre. C’est pour cela qu’ils se terraient chez eux et qu’ils ne se hasardaient plus à l’air libre que par obligation, masqués, gantés et visières translucides vissées sur la tête. La municipalité de Strasbourg rencontrait un certain succès en présentant une exposition de photographies de covidéens. De grands portraits en 4 x 3 en noir et blanc de tous ces anonymes alsaciens surplombaient les eaux du quartier pittoresque de la Petite France. Certains trouvaient ces images trop réalistes, trop vraies. Mais aussi plus morbides.
« Avec leur nom et leur âge inscrits en bas du portrait, on dirait des faire-part de décès » pensait Raphaël.
L’hygiénisme politique diffusait partout dans la société. Les magasins étaient dévalisés de leurs stocks de désinfectants et autres produits antimicrobiens de nettoyage. Ne pas porter de masque protecteur même à l’air libre attirait les regards réprobateurs des personnes croisées. C’était devenu impensable dans un espace clos et même interdit depuis le 1er octobre, sous peine d’une amende de 375 euros. La peur était si présente que des commissariats de police croulaient sous les dénonciations. Dégainer son smartphone, prendre la photo ou une vidéo de quelques secondes du quidam sans masque et la poster sur le site de la police prenaient moins d’une minute.
Pendant ce temps-là, les philosophes des plateaux télévisés s’entredéchiraient violemment des heures durant pour désigner les bourreaux responsables selon eux, de la suppression de nos libertés.
Bertrand RENAULT – 8 août 2020.
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