Le temps ne fait rien à l’affaire ?
Qu’y a-t-il de plus misérable que ce type de retraité(e) qui souhaite voir ses enfants travailler plus longtemps qu’elle ou que lui ?
Pourtant il s’en trouve pour ne pas avoir honte de faire en public la promotion du projet de loi du Macron bis. Ainsi cet auditeur invité à donner son avis sur Radio Paris le 2 janvier 2023, qui ne prend pas la peine de dire à quel âge il a pris sa retraite, ni de dire quelle était son activité.
https://www.radiofrance.fr/.../l-invite-de-8h20-le-grand...
On est tenté de dire, comme le chantait Brassens, « quand on est con, on est con ».
Cependant il est prématuré dire que le temps ne fait rien à l’affaire.
Le temps, c’est de l’argent
Trois arguments sont présentés par les promoteurs de la contre-réforme pour faire de la pédagogie aux cons :
- les effets tardifs du « baby boom » sur le ratio cotisants/retraités
- l’espérance de vie augmente ;
- des pays voisins ont déjà porté l’âge de départ à 64 ans ou plus.
1) « C’est mathématique », disent les promoteurs de la contre-réforme. Pourtant, en reprenant cet argument, Le spécialiste de la retraite des indépendants et entrepreneurs émet une légère réserve : « Le ratio cotisants-retraités (...)est un indicateur important pour apprécier l’équilibre financier d’un régime de retraite.
https://www.mutuelle-medicis.com/Medicis2/Nos-articles/Les-chiffres-cles-de-la-retraite-en-France
Sauf à vouloir inculper un suspect déjà désigné, la police ne se fie pas à un seul indicateur. En tentant d’effectuer des recoupements, elle se contente de parler de présomption.
Le Rapport du COR semble prendre en compte d’autres indicateurs (la productivité, peut-être ?) : « Sur la période 2021-2027, couverte par les prévisions du gouvernement établies dans le cadre du programme de stabilité, les dépenses de retraite dans le PIB seraient globalement stables. Elles passeraient de 13,8 % en 2021 à 13,9 % du PIB en 2027. »
2) L l’INED et l’INSEE le constatent : l’espérance de vie a cessé d’augmenter.
https://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/chiffres/france/mortalite-cause-deces/esperance-vie/
https://www.insee.fr/fr/statistiques/2416631
Le Centre d’Observation de la Société commente :
« En 2022, l’espérance de vie à la naissance a atteint 79,4 ans pour les hommes et 85,3 ans pour les femmes, quasiment le même niveau qu’en 2021. La suite de l’épidémie de Covid-19, une forte épidémie de grippe et la canicule ont augmenté la mortalité. [1]
https://www.observationsociete.fr/population/donneesgeneralespopulation/evolution-esperance-de-vie/
3) L’exemple des pays voisins, comme l’Allemagne, pour justifier la contre réforme, irrite manifestement un réformiste comme Laurent Berger. Il dit : chiche ! introduisons en France la « cogestion » qui réussit si bien outre-Rhin. Cependant Laurent Berger sait bien que les deux « nations » n’ont pas la même histoire, ni anthropologique, ni politique, ni sociale.
Cette rhétorique de nos gouvernants est un emprunt grossier à une technique de management : le « benchmarking », « une démarche d’observation et d’analyse des pratiques utilisées par la concurrence ». C’est donc le contraire de ce qu’ils font, pour flatter le peuple, en faisant appel à « l’exception culturelle » qui a fait de « la France un pays unique au monde » (comme disait Luis Rego), à des « valeurs » comme la chasse, la corrida, la laïcité radicale et la monarchie républicaine.
Emmanuel Todd a des raccourcis assez savoureux. Il y a quelques années, il remarquait que le peuple dont rêvait le patronat français, c’était le peuple allemand, si discipliné, voire obéissant. Plus récemment, il a confié que celles et ceux qui n’ont pas de « valeurs » s’empressent de les étaler comme naguère la culture et la confiture.
https://www.youtube.com/watch?v=mCVsoYjihdE&t=475s
Ajoutons que le recours au « benchmarking peut aisément se retourner contre ses employeurs.
65 ans, Bismarck
En ces temps d’amnésie internationale, il est bon de rappeler cette anecdote concernant le fondateur de la démocratie allemande et européenne, Otto von Bismarck. Alors âgé de 70 ans, « il aurait dit à son conseiller : « A quel âge faut-il fixer l'âge de la retraite pour qu'on ait jamais à la verser ? » Et celui-ci aurait répondu 65 ans, ce qui avait fait rire Bismarck puisque lui-même en avait alors 70... »[2]
Jacques Marseille, qui racontait cela en 2005, n’était plus membre du PCF.[3] Cependant, à l’époque, concernant une « réforme » des retraites, lui-même envisageait un « "mix" des trois » mesures : baisse des pensions, augmentations des cotisations et du temps de travail.
Depuis, en France, on a assisté à une évolution sémantique. Sauf à être assimilé à une « gauche radicale », on ne parle plus de « cotisations », mais de « charges ». On va même jusqu’à assimiler l’augmentation des cotisations sociales à une augmentation d’impôts. Pourquoi ne pas étendre cette innovation sémantique à toutes les cotisations privées (assurances, mutuelles, permis de chasse...) ? Et c’est ainsi que les promoteurs de la contre-réforme s’en vont répétant que, dans un monde comptable, seule est possible la 3ème solution : l’augmentation du temps de travail des autres.
« Comme action, l'économie n'est que l'économie du travail d'autrui. » et « l'économie du temps d'autrui est l'activité bourgeoise par excellence. »
Avec ces deux définitions, Jean Pierre Voyer[4] résumait bien ce que sont la pensée et l’action des propriétaires de ce monde. Ils se considèrent, par la grâce du marché, comme les possédants légitimes et naturels de ces obligés que sont, à leurs yeux, les millions de possédés et de dépossédés qui les servent, et parfois se révoltent.
Voyer écrivait en 1975, l’année où la Commission Trilatérale publiait son « rapport sur la gouvernabilité des démocraties », intitulée tout simplement The Crisis of Democracy. Ce rapport s’inscrivait dans une nouvelle idéologie libérale, apparue au XXè siècle, qui présente deux nuances, l’une anglo-saxonne, le néolibéralisme et l’autre allemande, l’ordolibéralisme
Friedrich Hayek, le gourou de la première secte, n’a pas hésité à déclarer que « la forme la plus savante de la pensée économique contemporaine est la pensée néolibérale »[5].
L’autre secte s’est développée en Allemagne avant de devenir l’idéologie officielle de l’Union Européenne. M. Jens Weidmann, président de la Bundesbank depuis 2011, confiait sans rougir : « Tout le cadre de Maastricht reflète les principes centraux de l’ordolibéralisme et de l’économie sociale de marché ».[6]
En réponse au « socialisme scientifique » des marxistes, ces « nouveaux libéraux » prétendent sans rire avoir fondé un « libéralisme scientifique ». Mais cette « science économique » n’est qu’une nouvelle formulation de l’idéologie dominante[7] : les masses doivent se soumettre à la pédagogie de leurs maîtres naturels (ainsi que tentent de le faire les promoteurs de la contre-réforme).
Ajoutons que « nouveaux libéraux » n’ont pas gardé grand chose de l’humanisme originel de la doctrine libérale et versent volontiers dans le transhumanisme (Elon Musk, etc..). Ils réfutent d’un revers de main la lutte des classes. Au contraire, Adam Smith, lui, écrivait :
« Quelque fois les maîtres font entre eux des complots particuliers pour faire baisser au-dessous du taux habituel les salaires du travail. Ces complots sont toujours conduits dans le plus grand silence et le plus grand secret jusqu’au moment de l’exécution ; et quand les ouvriers cèdent comme ils font quelquefois, sans résistance, quoiqu’ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n’en entend parler. »[8]
« A quel âge faut-il fixer l'âge de la retraite pour qu'on ait jamais à la verser ? » C’est bien la question que se pose un dominant lorsqu’il prétend faire « l'économie du temps d'autrui ».
La retraite et le mépris
Chateaubriand avertissait dans ses Mémoires d’outre-tombe : « Il y a des temps où l'on ne doit dépenser le mépris qu'avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux ».[9]
C’est une raison pour ne pas mépriser tous ces retraités qui sont favorable à la contre-réforme, d’autant que, grâce à l’habile campagne de communication du gouvernement, ils sont de moins en moins nombreux.
Le mépris de classe s’exerce toujours de haut en bas et finit par provoquer une haine de classe, lorsque s’interrompent la résignation et la soumission.
Ce mépris a dû s’adapter à partir du moment où les classes dominantes ont été contraintes d’accepter des libertés comme le droit de grève ou le suffrage universel, parfois élargi aux femmes.
La Commission Trilatérale a tenté de reprendre la main en 1975 en posant la question de la gouvernabilité des démocraties. De son point de vue, une démocratie est en crise si elle n’est pas contrôlée par les propriétaires de la société libérale avancée. Ainsi, la démocratie dont l’Occident se réclame pour conquérir le monde devient un vrai problème en politique intérieure. Que faire pour ramener les cons à la raison ?
La question se pose 50 ans plus tard lorsque l’angoisse de la fin de vie se conjugue avec celle de la fin du monde tel qu’il est. Que sera celui-ci à l’échéance des 50 ans à venir sur lesquels des gouvernants font ou font faire des projections d’équilibre financier ou démographique ?
Depuis quelques années, des éléments de réponse ont été donnés. La société spectaculaire marchande prétend faire des lois contre la haine, mais pas contre le mépris. Il est si rare qu’un dominé méprise ses dominants. Il n’en a pas les moyens.
Cependant les moyens de la majorité diminuée qui gouverne la France sont assez limités, même si les institutions semblent lui permettre de faire passer cette loi scélérate s le consentement de celles et de ceux qui en seront les victimes. Je reviendrai dans un autre billet sur ce président qui a tenu à se faire réélire coûte que coûte. Il est un élément de la résolution du problème puisqu’il en est à l’origine.
Il suffit de dire ici que la majorité diminuée est de plus en plus réduite à répéter qu’elle a « le courage de faire une réforme nécessaire. » Mais les pires crapules disent qu’ils ont le courage de faire le sale boulot.
Ce sale boulot serait-il de rendre inéluctable la venue au pouvoir de Marine La Pen ? C’est ce que semblent craindre quelques déçus du Macron.
Cependant cette évolution est dans la logique du néolibéralisme, qui s’est présenté dans les années trente du siècle dernier comme une alternative aux solutions totalitaires incarnées par l’Allemagne et la Russie. Mais, peu de temps avant l’accession au pouvoir de François Mitterrand, Friedrich Hayek confiait à un journal chilien : « Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme »[10].
Il parlait de Pinochet. Plus récemment la logique du néolibéralisme a débouché sur une innovation : aux Etats-Unis, puis au Brésil une parenthèse « autoritaire » a été pratiquée par les classes dominantes pour contrôler les classes dominées.
(A suivre)
Un retraité
[1] L’article continue : « Depuis une décennie, les progrès en matière d’espérance de vie sont moins rapides. Allons-nous vers une stagnation de la durée de vie ? »
[3] Jacques Marseille était un économiste, donc un idéologue, passé du catholicisme au stalinisme, puis au néolibéralisme. Facétieux, il terminait son développement en posant la question : « est-il possible de payer quelqu'un plus de temps qu'il n'a travaillé ? Lui-même, né en 1945, alors qu’il se flattait d’avoir gagné « environ 25 ans d'espérance de vie » et aurait donc dû, selon ses calculs, mourir aux environs de 85 ans. Il a quitté ce monde vingt ans plus tôt.
[4] Une enquête sur la nature et sur causes de la misère des gens. (1976). Un peu plus haut dans le livre, il a précisé : « Comme action, l'économie n'est que l'économie du travail d'autrui. Comme idée, l'économie n'est que l'idée que la bourgeoisie se fait du monde et veut que l'on se fasse du monde. »
Jean Pierre Voyer (1938-2019) est auteur d’inspiration situationniste. Une grande partie de ses textes est disponible en ligne.
[5] François Denord, Le néolibéralisme à la française, Histoire d’un idéologie politique (2016) : citation empruntée par au livre d’Albert Brimo, Les Doctrines libérales contemporaines face au socialisme, Pédone, Paris, 1984, p. 48
[6] François Denord, L’ordolibéralisme allemand, cage de fer pour le Vieux Continent, Le Monde Diplomatique, août 2015.
[7] « Que démontre l'histoire des idées, si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante. » Marx et Engels, Manifeste du parti communiste (1848).
[8] Une enquête sur la nature et sur causes de la richesse des nations. (1776)
[9] Livre 22, chapitre 16.
[10] Entretien avec le quotidien chilien El Mercurio, 12 avril 1981.
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