Le temps travaille-t-il pour la « démocratie » ?
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L’individu dit « postmoderne », décrété « numérisé » sans son "consentement éclairé", doit-il faire son deuil des grandes espérances collectives et des libertés élémentaires d’antan ? Doit-il passer par pertes et profits les promesses de « justice sociale » dans un monde à jamais inapaisable ? Le philosophe Jacques Rancière s’attache à la tectonique d’une « société des égaux » émergeant du jeu de miroirs d’une ère géopolitique férocement instable...
Depuis l’effondrement de l’empire soviétique, le fond de l’air est de plus en plus lourd voire suffoquant dans un no man’s land de non-lieux d’entassement, de zones grises de relégation et de déchetteries "sans pass"... Loin de s’être résorbées comme promis, les « inégalités » prospèrent plus que jamais au profit de ceux qui oeuvrent à la liquidation de leur espèce.
Voilà trois décennies, l’avènement planétaire de la démocratie était claironné avec celui d’un « âge consensuel où la considération réaliste des problèmes objectifs engendrerait un monde apaisé ». Depuis, d’éminents penseurs et juristes s’alarment du recul des libertés fondamentales, que l’on pensait consacrées dès 1789 par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Au-delà des grandes et belles espérances cruellement démenties par la tombée des masques et l’érosion des fondements même d’une « vie commune » établie jadis en vue de « la vie bonne », ils constatent une « crise de la démocratie », attisée par une inquiétante addiction sécuritaire voire exacerbée par une certaine forme de « despotisme légal » (Mireille Delmas-Marty).
Sur notre belle planète bleue, nombre de populations vivent sous l’égide d’une... « démocratie autoritaire » - un régime qui n’a rien d’exotique ni d’ « exceptionnel » et n’assure plus personne d’une place dans l’a-venir... Entre rage inégalitaire des uns et égalitarisme doctrinaire des autres, « ceux qui ne sont rien » et pèsent si peu dans le « débat » les concernant, devraient-ils pour autant se résigner à l’insoutenable ?
Dans un livre d’entretiens et d’interventions rassemblant quinze textes publiés ou prononcés entre 1991 et 2021, Jacques Rancière interroge les perspectives de modes d’action commune et de formes d’émancipation sociale viables dans une société aussi clivée que verrouillée où l’humain ne peut plus se stabiliser. Durant ces trente dernières années tristement « inglorieuses », l’ancien élève de Louis Althusser (1918-1990) a ausculté le fonctionnement régulier de la « machine dominante » et « consensuelle » pour constater : « Le temps ne travaille plus (...) pour transformer l’inégalité en égalité »...
Dans un entretien avec Selim Derkaoui, portant sur la théorie de l’égalité des intelligences et sur le présent de l’égalité (publié par le magazine Frustration le 21 avril 2021), il rappelle la « vision dominante qui identifie la hiérarchie sociale au gouvernement des plus capables » ainsi que ces « pédagogies de bonne volonté » prétendant « réduire les inégalités » - et reproduisant sans fin l’écart qu’elles prétendent combler ». Justement, pourquoi ne pas « prendre l’égalité non pas comme un but à atteindre mais comme un point de départ » ? Ainsi, l’on partirait « non de ce que les gens ne peuvent pas mais de ce qu’ils peuvent »...
Le peuple introuvable ?
Mais alors, que fait, que demande, que veut et que peut... « le peuple souverain » ? De fait, « il y a une multitude de manières d’être « le peuple » et d’agir comme « le peuple »... A cet égard, le référendum de 2005 a été un « moment significatif » de la « haine de l’égalité comme telle » : « Pour une fois le processus électoral avait donné lieu à un réel processus démocratique. La classe politique et ses idéologues ont crié que le peuple électoral avait montré à son irréflexion, son incapacité à juger sur des questions sérieuses. Mais c’est tout le contraire : c’est cette capacité de n’importe qui à réfléchir sur ces questions qu’ils ont trouvé insupportable. »
Mais voilà : « Le problème de la démocratie est d’arriver à constituer la volonté d’un peuple. Sur quels mots d’ordre décide-t-on qu’on va faire peuple, qu’on peut construire un collectif démocratique » ? Les manifestations et autres « occupations » de places permettraient-elles d’instituer du « commun » ? Manifesteraient-elles une « aspiration à une totalité recomposée » ? Aujourd’hui, « l’occupation » des places et rond-points comme prise de possession d’un lieu (ou d’un non-lieu...), est aussi « l’acte qui détourne ce lieu de sa destination normale » - il « tend davantage à devenir tout simplement la transformation de la séparation en communauté, la création d’un lieu pour le commun ». Le professeur émérite de philosophie à Paris VIII interroge : et si « occupation » était « en définitive l’étrange mot qui marque le statut paradoxal de la politique, celui d’une activité qui est toujours à côté d’elle-même » ?
En Grèce, rappelle-t-il, « il existe des mouvements autonomes puissants, qui ont créé des lieux de vie, de savoir ou de soins ». En Espagne, « autour de la lutte contre les expulsions de logements, a convergé un collectif qui occupe aujourd’hui la mairie de Barcelone ». Mais en France ? Certes, il y a eu Nuit Debout, les Gilets Jaunes ou autres manifestations « anti-Pass » tentant de tirer un fil du « tissu serré des inégalités structurant l’ordre global d’un monde gouverné par la loi du profit »... Mais « l’homme du peuple » pense-t-il seulement forcer le destin pour participer à un monde de possibles, vraiment ouvert à tous ?
« Soyons réalistes, demandons l’impossible » proclamait un slogan de mai 1968. Un demi-siècle plus tard, l’énergie novatrice, créatrice de modèles de société exaltants, n’est toujours pas au rendez-vous de l’Histoire, faute de s’être « capitalisée » en quelque sorte dans un mouvement d’émancipation inscrit dans la durée : « C’est le réalisme – inexplicable – de la révolte, celui qui demande l’impossible. Car le possible lui est déjà pris. C’est la formule même du pouvoir : no alternative »...
Dans une conférence prononcée dans le cadre de la Biennale Democrazia à Turin, Jacques Rancière rappelait : « La démocratie est le pouvoir spécifique que peuvent exercer ensemble ceux qui n’ont aucun titre à dominer les autres ». Son premier problème, c’est celui du « développement de sa puissance propre, une puissance autonome par rapport à la machine étatique ». Le tissu social égalitaire « déchiré par l’offensive du capitalisme absolu » ne peut plus « se penser à partir d’un centre qui serait donné par le pouvoir collectif du travail ».
Mais alors, comment le « recréer autrement » ? Peut-être par « la multiplication de formes de solidarité et de vie collective qui surmontent la séparation entre le politique et l’économie »... La démocratie est non pas une donnée mais un « processus d’invention continue de formes d’exercice de la capacité de tous ». En d’autres termes, elle n’est pas qu’une affaire d’institutions mais bel et bien une forme de vie collective et une certaine qualité de relations assumée entre « citoyens » se reconnaissant comme égaux. Encore faudrait-il se préparer à ce délicat exercice. Après tout, rien n’interdit au « peuple souverain » de s’auto-instituer par des mouvements et des inventions dont la propagation serait susceptible d’être consacrée par des « institutions de liberté ».
Le feu d’une « puissance commune »
Il est rare, constate Rancière, qu’une manifestation ou un mouvement démarrent par une « revendication de démocratie ». Mais plutôt par une réclamation contre un « aspect ou un effet particulier d’un système global de domination » - serait-ce une inique « taxe carbone » infligée aux uns et allègrement épargnée aux autres...
Que faut-il pour que ces actes aient vocation à devenir une « affirmation de démocratie effectivement mise en oeuvre » ?
Jacques Rancière rappelle la dynamique des conflits : « Ce que cela raconte, c’est essentiellement deux choses : premièrement, la politique prend de plus en plus le visage d’un conflit de mondes – un monde régi par la loi inégalitaire contre un monde construit par l’action égalitaire – où la distinction même entre économie et politique tend à s’évanouir ; deuxièmement, les partis et organisations jadis intéressés à la démocratie et à l’égalité ont perdu toute initiative et toute capacité d’action sur ce terrain qui n’est plus occupé que par des forces collectives nées de l’événement lui-même. »
Bien entendu, il ne saurait être question de séparer les questions écologiques de la question démocratique « entendue comme exercice d’un pouvoir égalitaire effectif ».
Certes, des institutions et organisations dédiées sont supposées y oeuvrer... mais « la question est de savoir ce qu’elles organisent et ce qu’elles instituent, quelle est la puissance qu’elles mettent en oeuvre, celle de l’égalité ou celle de l’inégalité »...
Ainsi, les « organisations et institutions égalitaires sont celles qui développent cette puissance commune à tous ». L’on comprendra que, « dans l’état actuel de nos sociétés, ce ne peuvent être que des contre-institutions et des organisations autonomes par rapport à un système représentatif qui n’est plus qu’un ressort du pouvoir étatique »... Entretenir le feu de joie d’une liberté vécue ou le feu sacré d’une « puissance commune » suppose de « créer un autre temps, un temps qui soit fait de projets et d’actions autonomes, qui ne soit plus rythmé par le calendrier de la machine étatique ». Si un « avenir ne se construit que dans la dynamique d’un présent », l’action humaine requise à cet effet suppose au préalable le sentiment d’appartenance à un monde commun alliée à un certain sens de la réalité – celle que l’on voudrait voir advenir en créant des événements à cet effet, en termes de coopération efficace, de convergences et de solidarité bien comprise en incarnations de l’humaine potentialité.
Depuis La Poétique d’Aristote, (384-322 avant J.-C.) le cadre est fixé entre cosmos et cité. Chacun peut s'en emparer pour penser le possible ou l'impossible, recoudre une trame narrative dévastée, changer de récit ou mettre en oeuvre un autre montage fictionnel, un autre modèle d’intelligibilité et de société désirable. Histoire de reconfigurer une fois encore, en puisant dans l’imaginaire et la mémoire des populations, la scène globale où se joue leur destin et leur survie.
Jacques Rancière, Les trente inglorieuses – scènes politiques, La Fabrique, 272 pages, 15 euros.
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