Le « tout à l’égo » du libéralisme
Les "selfies", ce miroir narcissique numérique, les pages Facebook où l'on affiche sa personne sur toutes les coutures et dans toutes les situations, les "tweets" qui sont censés livrer à tous les "followers" son humeur, en moins de 140 caractères, les "snapchat" photos ou vidéos éphémères (mais pas pour tous le monde), ce sont quelques-unes des manifestations les plus spectaculaires de ce "tout à l'égo" qui occupe une bonne part du quotidien de "l'homo connectus" dans cette société de consommation de masse et de libéralisme triomphant.
- Un selfie de l’astronaute japonais Aki Hoshide -AFP
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/styles/psycho/la-folie-du-selfie-autoportrait-sur-smartphone-via-instagram_1297718.html#1BqTkL4ZL8AB3v64.99
« La pratique des selfies participe étroitement de la fabrication d’un soi grandiose idéalisé, qu’il convient de renouveler régulièrement. Ce n’est ni une photo de CV ni une photo d’identité », analyse Sarah Chiche, écrivaine et psychanalyste. (voir l'article du Monde de ce 18 janvier).
Pour attirer l'attention à tout prix et faire exploser le compteur des "like" et le nombre de commentaires et de " partages" on est prêt à tout en matière d'extravagance. Bonheur éphémère qui enferme encore plus l'auteur dans cette "maison des miroirs" (comme l' affirme Christian Salmon, chercheur et écrivain dans l'article déjà cité) où l'on s'y perd et qui dispense de faire l'effort d'échanger et le partager dans le monde réel. Ainsi ce sont plusieurs centaines de millions d’images insignifiantes qui sont publiées chaque jour sur Facebook et plus de 60% des collégiens et plus de 50% des lycéens passent plus d’une heure par jour sur les réseaux numériques. Instagram compterait plus de 23 millions de photos assorties de "#selfie" et jusqu'à 70 millions de #me. Aux Etats-unis, on parle de la génération " moi, moi, moi " en référence à la génération "moi " des soixante-huitards et les troubles de la personnalité narcissique se développent chez les jeunes. ( voir l'article de l'Express : "la folie des selfies")
Tout à son égo, les oreilles connectées sur le flux musical du moment, l'individu n'entend plus le monde, il le traverse, le regard vide et la bouche cousue. Avec son smartphone, il se laisse distraire et s'évade avec "Candy Crush" ou " angry birds" en attendant de se connecter à tout moment, où qu'il soit, quoi qu'il fasse, avec un(e) ami(e), une relation, un parent. Cette société humaine virtuelle avec sa centaine d'"amis", de" followers" ou de "contacts" le rassure et lui suffit.
En quelques décennies, nous sommes passés d'un monde où existaient encore des structures collectives organisées et très structurées, qui donnaient à l'individu un cadre de pensée et des principes moraux et philosophiques et qui l'accompagnaient dans l'action, à un nouvel ordre plus fluide, fondé sur le culte d'un individu libéré de toute tutelle. Les instances collectives comme la famille, l'école, les syndicats, les associations culturelles, les Etats-nations, les églises, sont aujourd'hui considérés par l'idéologie libérale plus comme des entraves au développement du grand marché que comme des moteurs de l'émancipation humaine. L'individu doit être libéré de l'emprise de toute idéologie, et aussi dépourvu de toute fonction critique. Il se doit d'être entièrement disponible, tant pour l'accomplissement de sa mission dans le cadre de son travail que dans sa position de consommateur.
Pour fabriquer ce nouveau sujet, sans passé ni futur, sans entrave ni attache, livré à lui-même et à ses prothèses numériques, un acteur majeur règne aujourd'hui en maître, il s'agit du monde des médias et de la publicité. Cette vaste cour de récréation permanente, censée lui "vider la tête" a pris le pas définitivement sur le monde austère de la classe.
LA "MEDIACRATIE" A REMPLACE LES MAITRES A PENSER
Dès la maternelle, ce "deuxième parent" ( D.R. Dufour) se substitue de plus en plus aux premiers et diminue les capacités de transmission de la cellule familiale et de l'école vers l'enfant en obérant aussi chez lui ses capacités de socialisation.
Une étude de l'UNESCO, publiée en 1999, à partir d'une enquête sur cinq mille jeunes de 12 ans et de 23 pays, indique que " 91 % des enfants de l’échantillon ont accès à un poste de télévision dans leur foyer et passent, en moyenne, trois heures par jour devant leur écran, y consacrant au moins 50 % plus de temps qu’à n’importe quelle autre activité extrascolaire, devoirs compris. "( enquète UNESCO) .
La télévision éducative, comme média de transmission des connaissances, se limite à des chaines thématiques à l'audience confidentielle. Les émissions culturelles sont réservées aux insomniaques. La confrontation des idées est elle aussi réduite à une portion congrue sur les grandes chaines. Ainsi l'émission "Ce soir ou jamais" de Taddeï est passée de quatre soirs par semaine à une soirée hebdomadaire pour bientôt s'enfoncer dans la nuit. A la place les "talk show" pipolisent le personnel politique et anesthésient la pensée. Comme toujours, le pire et le meilleur existe, nous dira-t-on, au téléspectateur de choisir. Mais le meilleur se fait rare, de plus en plus rare et de plus en plus inaccessible.
Contrairement à l'univers de la lecture où l'individu se fait son propre cinéma imaginaire, la télé-réalité et les jeux télévisés dispensent celui-ci de toute réflexion et livre ainsi un cerveau disponible à la domination des marques par la publicité (1 ). L'excitation que provoque cette distraction permanente remplace le plus souvent l'émerveillement que procure la beauté de la création artistique.
L'industrie des médias et du divertissement de plus en plus concentrée distille de mille et une façons le même discours : " Il existe toujours un produit, un moyen de satisfaire chacun des désirs de chaque sujet" ( 2) Il suffit de le transformer en besoin irrépressible - ce produit est fait pour moi et je le veux - pour ensuite le livrer en masse au marché et le monétiser. Là est le génie de l'industrie publicitaire : Donner l'illusion qu'un objet fabriqué en des millions d'exemplaires, fabriqués on ne sait où, est cet objet unique que je dois posséder parce que je le vaux bien.
L'industrie de la technologie de l'information et de la communication, sous couvert de connecter l'individu à ses semblables et à la diversité et aux richesses du monde, de lui permettre d'exprimer ses désirs, ses envies, sa personnalité, à travers mille et une chausse- trappes, elle se charge de le dépouiller de son identité, de son histoire, de sa pensée, de ses goûts musicaux, littéraires et autres. Il en va ainsi des informations personnelles livrées à la toile par des entremetteurs comme les réseaux sociaux. En vous donnant l'illusion d'exister dans la multitude de la toile on s'approprie discrètement votre histoire et tout ce qui fait votre vie pour, comme le ferait un tireur embusqué, mieux vous cibler et vous faire consommer plus.
LA FIN DU DISCOURS ET DE L'ECOLE
A l'école aussi, devant la déferlante médiatique il a fallu affaler les voiles et avancer lentement à la godille. Il a fallu s'adapter, face à des jeunes désormais incapables de toute écoute, agités et hyperactifs. Il a fallu trouver les moyens de leur apprendre un minimum toute en les distrayant. Pour cela les instructions pédagogiques proposent d'en finir avec les cours rasoirs pour les remplacer par des activités ludiques. L'enseignant doit être encore plus fort que l'animateur télé pour capter un minimum d'attention. Il faut de l'action, rien que de l'action et pas de temps mort, le silence de l'écoute et de la réflexion étant proscrit. Agir, évaluer des savoirs émiettés en mille et une compétences, classés, triés les élèves pour mieux les orienter. La classe ne fait plus groupe,il faut "gérer" ces dizaines de personnalités différentes et adapter le discours en fonction de leur attente. L'élève devient un interlocuteur à part entière du professeur, il peut l'interpeler, jusqu'à remettre en cause le contenu enseigné en affirmant de fragiles convictions ; il faut alors le "persuader" du bien fondé d'une connaissance établie ou d'un savoir qui peut être relativisée ou remis en cause. Il en est ainsi de l'enseignement de l'évolution en sciences, comme celui des religions en histoire. Chacun y va de ses particularismes pour affirmer ses différences. Le cours se transforment au mieux en "talk show" télévisé où chacun est légitime de donner son avis et de camper sur ses convictions en remettant en cause l'autorité naturelle du discours de l'enseignant.
" l'ignorance devra être enseignée de toutes les façons concevables" affirme gravement J.C. Michéa dans " l'enseignement de l'ignorance" .
"Il faut surtout montrer qu'il n'y a plus rien à penser, qu'il n'y a pas d'objet de pensée : tout est dans l'affirmation de soi et dans la gestion relationnelle de cette affirmation de soi qu'il faut défendre- comme tout bon consommateur doit savoir le faire. Bref, il s'agit au mieux de fabriquer des crétins procéduriers, adaptés à la consommation." ( 3) qui, plus tard dans la défense de leurs comportements égoïstes, entreront fatalement en conflit avec autrui.
Ainsi graduellement, à l'école comme à la maison, la génération précédente n'est plus en mesure de faire l'éducation de la suivante. Cette dernière, par ce manque total de transmission, se voit alors dans la position de ne plus rien devoir à la génération des parents et être ainsi entièrement soumis à la dictature de l'instant et à l'assouvissement des envies du moment.
Avec 68, certains croyaient naïvement que l'on en aurait bientôt fini avec les régimes totalitaires,comme le fascisme, le nazisme ou le stalinisme et que l'on s'émanciperait définitivement à la fois d'un ordre moral suranné et de l'opium du peuple qu'est la religion. Il faut en convenir on est loin du compte. Le libéralisme et ses élites politiques se sont accommodés des régimes autoritaires ( Chine -Russie ), ils se sont aussi acoquinés avec des régimes théocratiques ( Quatar, Arabie Saoudite ). Dans les pays "démocratiques" ces mêmes élites politiques et les acteurs économiques, en infantilisant les citoyens et en les dépouillant de toute capacité critique et émancipatrice en font des êtres "flottants", qui se conforment à la pensée majoritaire du jour, étayée par la seule activité sondagière débordante des médias. Comme le dit Ignacio Romanet (4) dans "la démocratie dans les rets du néolibéralisme" " la pensée unique a remplacé le parti unique"
Eternel adolescent, incapable de surmonter ses propres frustrations, l'individu moderne est condamné à suivre la foule de ses semblables dans la vaste avenue virtuelle des Champs-Elysées de la capitale mondiale du "Grand Marché numérisé".
Contrairement à ce qu'il prétend, le libéralisme ne rend pas la liberté à l'individu, au contraire il l'enferme et l'asservit. Seuls les loups sont déchainés et sont à l'affut de leur prochaine proie dans l'immense troupeau des moutons.
Comme le développe Dany Robert Dufour dans "L'individu qui vient ...après le libéralisme" (5 ) " nos sociétés occidentales souffrent non pas d'un excès mais d'un manque d'individualisme. Elles manquent de cet individu qui pense et agit par lui-même".
Alors que faire devant ce désastre annoncé ? que faire pour sortir de ces comportements à la fois égoïstes et grégaires et de repli sur soi ? Quelle alternative à ce monde de nomades téléguidés qui ne font plus société ?
Il existent bien de nombreuses tentatives pour se réapproprier les bases d'une vie individuelle et collective autonome, qui essaient de défricher de nouvelles voies dans de nombreux secteurs. Mais les mouvements contestataires de ce nouvel ordre mondial devront-ils toujours se satisfaire de la marge et d'expériences localisées, que le marché surveille toujours d'un oeil, pour un jour éventuellement les récupérer ou les anéantir. Comment faire pour que cette multitude d'initiatives alternatives réussies s'impose et fasse un jour société ?
C'est certainement un des enjeux des combats à venir.
(1) En rappel les propos de P. Le Lay , alors PDG de TF1, recueillis en juillet 2004, par la société EIM dans « les dirigeants français et le changement » :
« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective 'business', soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. […] Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. »
(2 ) Dany-Robert Dufour " L'art de réduire les têtes " Sur la servitude de l'homme libéré à l'ére du capitalisme total Denoël 2003 page 89
(3) Ibid page 174
(4) Merci à Alinéa pour la vidéo d I. Romanet, découverte dans le fil de l'article d'olivier Cabanel " Les cocus de la démocratie"
(5) Dany-Robert DUFOUR " L'individu qui vient .. après le libéralisme - Denoël- 2011
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