Le virtuel et le réel, des sociétés-écran au monde-écran
La technologisation du monde constitue l’enjeu majeur de notre temps. La voracité énergétique de la mégamachine numérique engage l’avenir du vivant dans le monde terrestre et compromet pour le moins les perspectives de survie de l’espèce présumée en « bénéficier » - voire en capacité de la maîtriser. Le chercheur Fabien Lebrun invite à voir ce qui se passe devant et derrière nos écrans, en partant du Congo détruit par les cruelles guerres de prédation pour le pillage de ses richesses minières, générées par nos addictions aux gadgets de l’illimitation technologique... Le stade numérique du capitalisme, arrivé à la « dernière frontière extractiviste », réalise-t-il son accumulation finale par la dévoration de la planète ?
Chaque bipède occidentalisé infiniment moyen croit tenir l’univers dans sa poche par « l’infiniment petit » d’un gadget électronique pesant « 150 grammes mais 150 kilogrammes de matières premières » arrachées à la terre pour sa fabrication...
Ce sentiment fallacieux de toute-puissance infantile tient au fonctionnement des alliages de ces « microappareils computationnels, abrutissants plutôt qu’intelligents » comme le souligne le philosophe québecois Alain Deneault dans sa préface à l’essai d’une vertigineuse densité informative de Fabien Lebrun.
Mais le mammifère abîmé dans l’écran de son gadget high tech érigé en « fétiche vital pour chaque habitant du globe » sait-il que l’objet de son aliénante technolâtrie a « fait quatre fois le tour du monde avant de se loger dans la poche de son propriétaire » présumé via les circuits d’acheminement des métaux numériques et de flux des marchandises ? Sait-il qu’il est constitué d’une cinquantaine de métaux extraits et qu’il est « par définition destructeur avant même son utilisation » ?
Cette « gabegie énergétique qu’il produit avant même son utilisation » devrait interpeller les « écologistes » et autres « eco-anxieux » ou « sauveurs du climat » autoproclamés, présumés soucieux du devenir de la vie terrestre... Mais ces « défenseurs de l’environnement » (plutôt que du vivant...) semblent davantage adaptés à leur transformation anthropologique en réceptacles, appendices, serveurs et chair à datas de leur ordiphone qu’à la conscience concrète d’un devenir commun... Ainsi « appareillés, prothésés et pucés », ils dérivent d’addiction en régression, de l’écocidaire frénésie consumériste jusqu’à la démentielle dégradation d’oeuvres d’art dans les musées et la « décarbonation » terminale dans le piège informatique global...
L’assise du « monde numérique »...
Les « idéologèmes » assénés ad nauseam par les discours dominants comme « dématérialisation » ou « virtuel » dissimulent de moins en moins le pillage des richesses minières (coltan, germanium, cassitérite, etc.) indispensables à l’informatisation et l’illimitation de notre monde ultraconnecté. L’addiction des populations techno-zombifiées aux « innovations » de l’industrie numérique a soumis les peuples dépositaires de ces richesses-là à une dévastation terrifiante, par les guerres et les pollutions des terres comme des eaux – et scellé une « destruction contemporaine » jusqu’alors invisibilisée.
Car la tragédie qui se joue au Congo, ce « laboratoire de la fin du capitalisme », et dans les autres nations dotées en ressources et matières premières, est « aux antipodes de la représentation aérienne et léchée que le monde numérique promeut de lui-même »...
L’assise de ce monde tient à une mortifère accumulation terminale : « accumulation de minérais et de matières premières, accumulation d’extractions et de pollutions, accumulation de crimes et de pillages en tout genre, accumulation de profits et de misère, accumulation de travail et d’exploitation, accumulation d’enfants mutilés dans les mines et de femmes violées pour se les approprier, accumulation de gadgets technologiques et de groupes amés, accumulation de destruction et de pouvoir, et, in fine, accumulation de mort – celle des hommes et de la terre ».
Le mot « accumulation » caractérise l’anthropologie capitaliste dont l’ère commence au XVIe siècle « avec l’expropriation hors de sa terre du producteur rural, le paysan » - et la transformation de la terre en marchandise, déclenchant « la compétition pour l’acquisition des droits de propriété ». Depuis les Découvertes à partir de 1492 jusqu’à la « quatrième révolution industrielle », cette pathologie de l’accumulation constituée en « mentalité dominante » exige d’étendre constamment son emprise et ses possessions, « de dépasser les limites et de repousser ses frontières ».
L’envers du décor, derrière les écrans de la vie virtualisée, c’est le Congo détruit par la barbarie de « l’accumulation définitive du capital aux abois » et l’accaparement de ses gisements miniers. Car le peu résistible déploiement du numérique correspond en une » tentative désespérée d’oxygéner artificiellement des marchés arrivés à saturation ». Tandis que de « ravageuses infrastructures industrielles raclent les fonds de gisements servant à alimenter ce délire de croissance », la destruction des hommes, des terres et des eaux suit son cours irréversible.
La vie en bocal numérique des « mangeurs de terre »
La prétendue « dématérialisation » occulte en fait la « démultiplication de la matière », la multi-matérialisation par le développement et la surproduction effrénés d’équipements matériels – en l’occurence, 34 milliards d’équipements numériques, toujours plus énergivores, pesant 220 millions de tonnes.
Aujourd’hui, avec la numérisation décrétée du monde, « on extrait de la croûte terrestre bien plus de métaux que pendant toute l’histoire de l’humanité ».
L’oxymorique « réalité virtuelle » part du sous-sol et de « la souffrance de millions d’humains exploités pour extraire des minérais là-bas pour transformer la matière extraite, ailleurs pour l’assemblage des pièces de ces gadgets technologiques » - jusqu’au cerveau silicolonisé de l’utilisateur final qui perd sur ses écrans le peu de temps de vie qui lui est échu à faire des manipulations et bidouillages sans intérêt vital. Ce temps que le techno-zombie perd dans ses gadgets est bien celui de sa vie qui lui échappe – qu’il se fait voler, comme les exploités du Congo...
La mondialisation numérique est l’héritière d’un système esclavagiste de réification marchande « issue de l’accumulation de sucre et de coton qui a relié les continents entre eux : l’Afrique, les Amériques, l’Europe occidentale puis l’Asie ».
Pour le journaliste uruguayen Eduardo Galeano (1940-2015), le premier pillage de minerais en Amérique est au XVIe siècle « l’acte fondateur de l’extractivisme », transformé en « capital européen ou, plus tard, nord-américain ».
Sans l’extraction de métaux précieux dans le Nouveau Monde, précise Fabien Lebrun, « l’histoire aurait été tout autre : le capitalisme ne décollait pas, la mondialisation prenait une autre forme ». Mais voilà : le choix de l’extractivisme comme « type d’exploitation de la terre » mène, cinq siècles plus tard, au « pillage des terres par et pour la mégamachine numérique » et à une « accumulation totale où plus aucune terre ne lui échappe » - ni aucun cerv eau disponible...
L’entrepreneur Matthieu Amiech souligne « qu’après avoir volé aux populations la possibilité de subvenir à leurs besoins matériels, le vol à l’ère numérique est celui de l’imaginaire ». Ainsi, aux enclos physiques s’ajoutent des « enclosures existentielles et métaphysiques ».
Si le numérique et ses gadgets de destruction massive sont de la matière indissociable de l’industrie minière et de la flambée extractiviste, il constitue aussi un « affront à la notion de limite » par sa diffusion de « l’imaginaire d’illimitation, de par ses prétendues bases immatérielles » et sa propagation de la « pensée fétichiste ou pensée-marchandise ».
L’extermination en masse des Amérindiens pour l’accumulation d’or et d’argent volés constitue bel et bien la « base matérielle de l’abstraction idéelle » jusqu’à l’individu « postmoderne » et connecté, producteur de données servant à d’autres abstractions écocidaires, dont l’algorithme décide le quotidien dévitalisé et asservi au parasitisme techno-administratif...
Le peuple Yanomami appelle les Blancs des « mangeurs de terre » - de « l’or pour la formation des premiers capitaux à l’or intégré dans les smartphones », le noeud coulant se resserre en creusant et forant toujours plus profond – et plus loin dans l’abstraction de l’argent en équivalent général « jusqu’à la pensée abstraite et la vie abstraite déterminée par l’indifférenciation et la quantité, le chiffre et le nombre, dont le numérique représente le parachèvement »...
Le fétichisme technologique exacerbe le fétichisme marchand en érigeant le smartphone en « guide existentiel » d’une « nouvelle condition anthropologique : la vie numérisée et algorithmique », transmuée en code informatique binaire 0 et 1, nourrisssant une économie numérique extractiviste pompant des données personnelles et « immatérielles » à partir d’une extraction accrue de ressources matérielles : « Notre monde devenu numérique en si peu de temps est avant tout un monde métallique : l’immatériel provient de la matière, condition du dématériel ».
Les terminaux numériques « reposent sur une croissance métallique » exponentielle - et le smartphone imposé aux populations est une « mine géante » ainsi qu’une « aberration géologique ». En somme, une abyssale et écocidaire aberration terminale...
« Le numérique est en train de manger la terre »
Les puissances technologiques mondiales, rappelle Fabien Lebrun, « innervent les canaux de la criminalité internationale, à l’image des réseaux terroristes très à l’aise avec les réseaux numériques » et l’économie de guerre « constitue un système au service de la numérisation du monde ».
Cette dernière génère une « bureaucratisation du monde désespérant toujours plus de citoyens connectés » - et une exacerbation d’opérations militaires autour de gisements miniers : « La guerre des métaux technologiques s’accompagne d’une guerre du pétrole, car la mondialisation numérique représente une nouvelle guerre énergétique : la date comme carburant de l’e-économie a besoin de ressources énergétiques et en redouble l’extraction ».
La criminalité institutionnalisée est à la manoeure à chaque étape de la chaîne numérique : le coltan du Congo, « colonne vertébrale des premiers téléphones portables » et la « révolution numérique » reposent tous deux sur l’industrie de l’armement : « Le téléphone mobile se retrouve moteur de l’industrie de l’armement et vice versa. Le coltan est exploité pour divertir et abrutir, dominer et asservir, et tuer en dernier recours – c’est par conséquent un minérai pour lequel et avec lequel ont fait la guerre ».
De fait, « entrer dans la civilisation de l’image et de l’écran signifiait entrer dans la décivilisation numérique » qui sacrifie des populations ainsi parasitées à un « monde connecté »... Les véritables écologistes ont multiplié les alertes contre le déchaînement mortifère du monstre numérique contre toute forme de vie tout comme les véritables journalistes qui ne se lassent pas d’informer sur le cycle de mort de l’aval à l’amont de la production électronique : « tous, nous utilisons nos téléphones en fermant les yeux devant des milliers de morts et de femmes violées ». Des « dégâts collatéraux » de nos addictions aux marchandises numériques ? Sans oublier les gadgets électro-mobiles qui, loin de « supprimer la pollution », la transportent de surcroît à l’autre bout du monde. Sans davantage occulter l’impossible élimination des déchets électroniques et les guerres de l’eau dues aux data centers... La colonisation numérique précipite l’épuisement des ressources vitales comme des promesses de « progrès ».
Faudra-t-il, en 2030, choisir entre boire ou se connecter ? Notre bonne conscience écologique s’accommodera-t-elle d’une salutaire réflexion sur le « devenir totalitaire des sociétés » vampirisées par le numérique ? Optera-t-elle pour un arrêt de la production d’écrans et de gadgets ?
Il en va de la préservation des libertés personnelles comme de la survie de tous – à moins de se complaire dans un déni rageur actant l’annihilation de tous par « le matériel disséminé dans l’immatériel, le vrai supplanté par le faux, le réel remplacé par le virtuel, la vérité détrônée par le mensonge, le concret écrasé par l’abstrait ». D’évidence, sans les mines congolaises, les milliardaires et saigneurs de la High Tech « ne sont rien » : « Il aura fallu une guerre mondiale en Afrique pour faire éclore la civilisation connectée qui ne peut se passer du Congo ni se penser sans l’Afrique centrale – « civilisation » qui (...) engendre l’anti-civilisation et ne cesse de la renforcer ». Qui sont-ils pour décider d’une non-vie pour tous réduite à un écran total bientôt éteint ?
Plus l’homo numéricus se laissera envahir d’écrans, plus il suffoquera sous les déchets miniers, dans l’eau et l’air contaminés, pour se laisser dissoudre, en agrégat de données calculables et prédictibles, dans le Rien cybernétique. Saura-t-il se désintoxiquer de son « smartphone » au plus vite et canaliser utilement son activisme « eco-anxieux » en militant pour l’arrêt de l’oppressante surproduction du secteur électronique ?
Alors que les prospectivistes annoncent qu’ « il nous reste moins de trente ans de numérique devant nous », l’homme-écran saura-t-il organiser collectivement une salutaire « désescalade technologique ? Optera-t-il pour sa néantisation numérisée ou pour une « dénumérisation de sa vie » ? Veut-il vraiment en finir avec ce qui l’annihile ?
Fabien Lebrun, Barbarie numérique – une autre histoire du monde connecté, éditions l’échappée, 432 pages, 22 euros
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