On a ainsi étudié l’usage humoristique qu’en a fait le syndicat étudiant UNEF, par exemple, pour attirer l’attention sur la pénurie de logements étudiants (1). On a montré comment la bière, sa canette et son verre pouvaient, eux aussi, receler des vertus érotiques insoupçonnées (2). Même les élections au Parlement européen ont été promues par un leurre d’appel sexuel, pas très heureux, il faut l’avouer ! (3) On ne s’attendait pas à voir les candidats jouer le rôle de prostitués en train de se vendre nus sur la place publique, comme dans une vitrine de l’ancien quartier rouge d’Amsterdam.
Mais il semble que « Liaison dangereuse », une boutique allemande de lingerie féminine de luxe, vienne de pousser le bouchon encore plus loin et d’étendre le champ d’application du leurre d’appel sexuel à un domaine jugé encore jusqu’ici inimaginable. Elle recule les bornes de l’inattendu jusqu’à la honte : son clip promeut tout bonnement le voile islamique ! (4)
Les ingrédients du leurre d’appel sexuel dans sa méthode ostentatoire
Quoi de plus naturel pourtant, objectera-t-on, que l’association du leurre d’appel sexuel et de la lingerie féminine pour capter l’attention et susciter la pulsion d’achat ? Ce type d’articles est par définition et vocation affecté à la mise en scène du corps féminin pour le rendre sexuellement désirable. Il est donc un élément constitutif fréquent du décor propre au leurre d’appel sexuel.
Le clip de « Liaison dangereuse » feint ainsi d’introduire par effraction le spectateur dans l’intimité d’une jeune femme : on reconnaît le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée pour la rendre plus fiable et mieux stimuler le réflexe de voyeurisme à la façon de l’œil collé sur le trou de la serrure.
Trois des quatre séquences du clip sont alors les étapes successives de la toilette d’une jeune femme, entrecoupées d’ellipses : 1- surprise nue à son insu et/ou contre son gré dans sa salle de bain, elle s’essuie en sortant de l’eau, se coiffe et se maquille ; 2- puis, toujours aussi nue, mais déjà en talons aiguilles qui claquent délicatement sur le carreau, elle regagne sa chambre, pour revêtir slip, soutien-gorge, bas et porte-jarretelles tout en se mirant dans une glace pour en apprécier les effets érotiques dévastateurs ; 3- enfin, on la voit de dos, dans un plan d’ensemble, s’éloigner ainsi en sous-vêtements de couleur noir, qui est la couleur par excellence de l’érotisme, après avoir été celui de la séparation et du deuil.
Comme il se doit, il est satisfait à la morale du groupe en matière d’ostentation sexuelle par le double jeu de l’exhibition et de la dissimulation qui est pratiqué tantôt par plans rapides ou gros plans cachant plus qu’ils ne montrent, tantôt par ombres ou postures du personnage masquant les zones franches sexualisées : la jeune femme est souvent vue de dos ou c’est alors un bras ou une jambe qui fait écran. Ce double jeu, cependant, n’obéit pas seulement à la morale ; il est surtout très efficace pour stimuler le réflexe de frustration qui, dans un second temps, doit supplanter le réflexe de voyeurisme exaspéré.
Car, à ce stade d’excitation, pour soulager de l’inconfort provoqué, la pulsion d’achat doit venir en principe d’un échange mental entre « l’objet du désir » exhibé mais inaccessible – la jeune femme n’est pas à vendre ! – et « le désir de l’objet » tout indiqué, la lingerie féminine dont elle est revêtue, qu’elle a auréolée de sa grâce et qui, elle, est, au contraire, à portée pour peu qu’on l’achète.
Le gag paradoxal et tragique final
Mais c’est ici que la quatrième séquence vient claquer au nez du spectateur comme un gag : c’est à la fois un paradoxe et une scène de farce. Tout l’ enchantement de la parure qui a été exhibée est subitement étouffé, comme flamme sous l’éteignoir, par le voile islamique qu’enfile d’un coup la jeune femme et qui la couvre de la tête aux pieds : un gros plan final ne montre plus d’elle qu’un sac noir qui l’emprisonne avec une meurtrière pratiquée dans le voile à hauteur d’ yeux.
Sans doute, la marque de la boutique « Liaison dangereuse » apparaît-elle aussitôt sur l’écran comme le mot « Fin » d’un film, avec le slogan proclamant paradoxalement le droit de tous et partout d’être sexuellement attirant, « Sexiness for everyone. Everywhere », mais la confusion est à son comble. C’est bien le voile islamique qui est désigné comme l’objet de substitution accessible : le spectateur est invité à l’échanger mentalement avec « l’objet du désir » qu’est la jolie jeune femme dont il vient de suivre pas à pas la toilette.
Le voile islamique comme métonymie de la femme libérée !
En somme, cette boutique « Liaison dangereuse » fait la promotion du voile islamique qu’on percevait pourtant jusqu’ici comme un instrument de l’asservissement de la femme par l’homme. En l’introduisant dans la continuité des étapes de la toilette de la jeune femme, après rimmel, rouge à lèvres, slip, soutien-gorge, bas et porte-jarretelles, le clip l’assimile abusivement par amalgame à un complément final de la parure féminine. Le jeu de l’exhibition et de la dissimulation propre au leurre d’appel sexuel et à la séduction est apparemment remplacé sans dommage par celui de la dissimulation totale pour faire croire à une stratégie de séduction qu’aurait librement choisie la jeune femme émancipée. Qu’on se détrompe ! dit le clip, sous l’apparente prison de voiles hideux se cachent les sous-vêtements les plus affriolants et érotiques que l’on puisse imaginer et, par une métonymie offrant l’effet pour la cause, celle qui les porte est la plus libérée, voire la plus libertine des créatures.
Brassens aussi, dans la tradition de Diderot, s’est amusé le temps d’une chanson, « La religieuse », à imaginer les dessous et les jeux érotiques que pourrait cacher une jolie religieuse « sous son gros habit de bure ». Mais c’était une charge contre la négation de la beauté féminine par le « cœur rigoriste » de l’intégrisme.
Il fallait y penser : faire de l’uniforme de la servitude le vêtement de la liberté. Le « novlangue » que l’on parle dans « 1984 » de George Orwell, en inversant le sens des mots, vient d’enrichir son lexique. On savait déjà que la guerre, c’était la paix. Ce clip apprend que la laideur est la beauté, l’épouvantail, le mannequin, et l’instrument d’asservissement de la femme, celui de sa liberté. On aurait envie d’éclater de rire, tant la chute de la farce est grotesque. Est-ce l’indice d’une ironie ? L’enjeu est trop tragique ! Le marché n’a ni foi ni loi, sauf les siennes ! Qu’importe l’asservissement de la femme, si on peut en tirer profit ! Faut-il donc que le voile islamique fasse fureur pour qu’une boutique de lingerie féminine en vienne ainsi à le promouvoir ? Paul Villach
(1) Paul Villach, « Le joli mariage de l’eau et du feu sur une affiche de l’UNEF », AgoraVox, 13 février 2008.
(2) Paul Villach, « Un objet érotique inattendu, le verre de bière », AgoraVox, 18 septembre 2008.
(3) Paul Villach, « Parlement Européen : le leurre d’appel sexuel », AgoraVox, 14 mai 2009.