Bonjour,
Parmi les derniers articles, j’avais présenté quelques vidéos du vulgarisateur Etienne Klein, scientifique attaché à la réflexion philosophique et épistémologique. Ses réflexions philosophiques et scientifiques très surprenantes et saisissantes m’ont amené à lire un de ses essais que je vais vous présenter : Allons-nous liquider la science ?Dans ce livre, Etienne Klein ne fait pas que présenter des concepts ou une histoire des sciences. Il les replace dans un essai qui prend un grand sens dans la société actuelle, et problématise très bien en fonction d’enjeux sociaux actuels. Il établit aussi un très bon parallèle avec les mentalités qui est toujours un champ intéressant à explorer. Le but final n’est pas seulement de questionner l’évolution de la science par rapport à la société, mais également de se projeter dans l’avenir pour savoir quel sera son rôle, comment elle devra être utilisée par l’humanité…
La science a transformé la société
Le livre commence en fait par une rencontre que l’auteur a faite en 2005 avec les chefs d’une tribu indienne d’Amazonie menacée par la construction de barrages (politique menée par les différents gouvernements brésiliens pour produire de l’énergie électrique). En effet, la construction éventuelle de barrages pourrait faire fuir le gibier et avoir des conséquences néfastes sur l’environnement des tribus indiennes. Malgré toutes les promesses faites, les compensations, rien ne devait enlever leur nature, leur univers, complètement incompatible avec le nôtre. Etienne Klein, malgré les discours critiques concernant le développement techniques ne peut s’empêcher de penser que ces hommes ont un discours rationnel. De même, il ne se trouve que le discours « anti-techniciste » est aussi familier du scientifique qui en entend tout autant dans le monde développé (et qui profite pourtant tellement de la technique au quotidien).
Cette proximité avec la nature l’amène surtout à penser que la science moderne est en partie responsable d’une déconnexion entre la société et la nature. Il fait remonter la science moderne à Galilée qui par son état d’esprit, sa mentalité, ses études, aurait façonné le raisonnement scientifique et son but de description objective de la nature. Or, par sa volonté de décrire la nature « vraie », la science a séparé la nature de l’homme faisant de la nature un objet d’abord décrit puis même exploité lorsque les progrès de la science ont été appliqués à la technique. La façon de penser la nature par la société en fut donc profondément modifiée.
Pour aller plus loin même, Etienne Klein rappelle que selon le philosophe Edmund Husserl, Galilée et son esprit peut-être placé à l’origine de la crise de l’humanité européenne. Le découvreur de la modernité, par son idéalisation et son objectivation du monde l’aurait rendu plus lointain et abstrait, vide de sensible. Selon Michel Henry, Galilée serait même à l’origine de la barbarie qui produit de la science mais détruit le culturel, l’humain. Etienne Klein ne va pas jusque là car il rappelle bien que l’esprit scientifique, la science, n’a pas en elle un projet bien établi ni un objectif pour l’humanité (elle est vide de toute morale). Le mauvais usage d’un objet ne vient pas forcement de l’objet en lui-même, bien au contraire. Le principal n’est pas la science elle-même, mais surtout le fait qu’elle confère à l’homme beaucoup de possibilités qu’il se doit de bien utiliser, selon une morale et des valeurs qui sont cependant subjectives…
Une science menacée
Malgré son importance et sa puissance, malgré toutes ses réalisations, il semble que selon notre vulgarisateur, la science soit sur une forme de déclin. En tant que professeur, Etienne Klein remarque en effet qu’il existe une désaffection pour les études scientifiques après le baccalauréat (ce qui est d’ailleurs contradictoire avec le fait que la filière Scientifique du baccalauréat phagocyte littéralement d’autres filières). De plus, même parmi les étudiants en science, il existe une sorte de méfiance à l’égard de la science, comme il le rappelle par l’épisode de l’étudiant qui affirme ne pas être d’accord avec Albert Einstein sur la relativité générale (sans avancer de raisonnement scientifique).
Trois phénomènes constituent une menace pour la science : le scientisme, le relativisme et la technoscience.
Tout d’abord, le scientisme est le résultat d’une confiance absolue en la science qui pourra résoudre tous les problèmes de l’humanité jusqu’à découvrir l’existence (ou non) de Dieu. Cette attitude voir cette idéologie qu’est le scientisme résulte d’un amalgame entre l’idée de progrès voir de progressisme à l’idée de science. Le scientisme confère des vertus, une morale, un sens et un but final à la science. La science, discipline objective, se voit parée d’attributs et de fonctions subjectives qui sont hors de son esprit d’origine. Mais ce n’est pas seulement le dévoiement de l’esprit scientifique qui est néfaste. C’est surtout l’espoir que suscite le scientisme qui a ensuite (par son désenchantement) été néfaste à la science (un peu comme le progrès qui a tué la modernité et nous a fait rentré dans la postmodernité). C’est le scientisme qui a engendré le second ennemi de la science, plus actuel : le relativisme.
Cette réaction relativiste est en fait représentée par l’attitude de l’étudiant en science qui n’est pas d’accord avec Einstein. Elle est faite de doute, de scepticisme, des attitudes à l’origine bénéfiques à l’esprit scientifique. Cependant, le relativisme a tendance à mettre sur un pied d’égalité des idées d’ordres différents (science et religion ou science et pseudo-science par exemple). Il réduit la science à un récit parmi d’autres alors qu’elle est une méthode particulière et un outil de compréhension du monde efficace. En réalité, c’est aussi la communauté scientifique et sa façon de donner une version officielle, une vérité absolue, qui est critiquée. Peut-être que la science aurait tendance à se réserver le monopole de la vérité. Mais est-ce une raison pour la mettre en cause de la sorte ?
Enfin, la science semble être de plus en plus dépassée par ce que l’auteur nomme la technoscience. Il s’agit en fait d’une forme de mélange entre la science et toutes ses applications techniques quotidiennes. En réalité, la technoscience menacerait plus subtilement la science que les deux phénomènes précédents. En effet, elle n’entraînerait pas forcément une moins grande utilisation ou pratique des sciences, mais elle dénaturerait en partie l’esprit scientifique originel. En effet, au lieu de chercher à décrire la nature sans but précis, la technoscience oriente la recherche vers ce qui est utile à l’homme, vers ce qui peut lui servir dans sa vie quotidienne ou non. La science serait donc aspirée par la technique et serait à son service. C’est tout l’esprit scientifique de quête de la connaissance pour elle-même qui s’effondre. De même, Etienne Klein souligne un changement de point de vue assez révélateur concernant la science : on ne se demande plus si c’est vrai mais à quoi cela sert. La notion de vérité, si liée à celle de science, en est presque écartée par l’utilité. Le pilotage de la science est dénoncé par l’auteur qui d’une part pense que la science a besoin de liberté et d’autre part réaffirme que l’utilité n’est pas seulement mesurable à court terme. En effet, Albert Einstein n’a pas découvert la relativité générale pour que l’on puisse se servir correctement de GPS et Paul Dirac n’a pas découvert l’antimatière pour que l’on puisse en faire des caméras à positrons.
Quel avenir pour la science ?
Menacée, la science est face à de nouveaux enjeux sociaux. La science fait partie intégrante de la société et doit en prendre conscience. Elle doit aussi se saisir des questions qui la lient à la société : applications, durabilité de la société et de la planète, avenir, démocratie… L’idée de progrès étant remise en question, il s’agit d’être plus critique et regardant vis-à-vis de la science. N’importe quel progrès technique ou recherche est même décrypté à la loupe et se retrouve au cœur de débats politiques : on pèse le pour et le contre d’une découverte et de son application à la société. C’est peut-être une première manière d’inclure la technoscience dans la démocratie afin d’éviter de réserver le débat aux seuls experts.
L’enjeu est aussi de se rappeler des droits et devoirs des citoyens en démocratie pour comprendre l’impact possible de la technoscience et ses applications sur ceux-ci (notamment en ce qui concerne les nano-technologies, l’artificiel,…).
Selon Etienne Klein, la science doit aussi lutter contre une évolution latente de notre société : le simplisme. Il s’agit de lutter contre le flux continu d’information, la simplicité pour favoriser la pensée construite (et complexe), favoriser le travail et la réflexion, l’esprit de recherche (qui est profondément liée à la volonté de découvrir et d’augmenter les connaissances scientifiques).
Enfin, la science et ses possibilités ne doivent pas empêcher l’homme de se poser des questions sur les limites de son mode de vie. Le scientisme naïf ne peut pas faire oublier le caractère fini du monde (dans le sens ou ses ressources sont limitées). Il ne s’agit pas pour autant de revenir en arrière (ce n’est pas la seule alternative au progrès) mais de réfléchir sur le mode de vie d’avenir. Il ne s’agit pas non plus de laisser la science de côté. Cependant, deux choses semblent nécessaires : d’abord réfléchir à nouveau sur la question des valeurs, de la morale (bref, les questions subjectives) ; ensuite autonomiser à nouveau la société par rapport à la science (sans les isoler) pour sauver l’esprit scientifique et préserver la société, en sachant que la science ne pourra pas tout.
Etienne Klein, Allons-nous liquider la science ? Galilée et les Indiens, Champs sciences, Flammarion, 2013.