Les 144 années qui ont changé la face du monde ? (Partie III)
La première phase 1870-1914 du deuxième cycle Kondratieff reformulé sera déterminante pour l’évolution de l’humanité. En quarante-quatre ans, le temps d’une génération, tous les ingrédients sont réunis pour ouvrir une percée historique sur l’édifice colonial. Un peu, pourrait-on dire que l’Histoire, par l’avènement de l’Allemagne et de l’Italie, s’empressait de mettre de l’ordre dans le chaos diffus qui régnait sur le monde. Tout se mettait en place dans le plan des idées et des sciences, qui vont des découvertes révolutionnaires dans les transmissions (TSF), l’atome (énergie nucléaire), l’aviation, la marine (premiers sous-marins)… au domaine socio-politique (marxisme, léninisme, trotskysme, socialisme, communisme). Une véritable révolution dans les sciences, les techniques, les idées et les arts. Tout préparait l’ère moderne. Mais ces bouleversements n’étaient pas perçus par les grandes puissances, affairées dans leurs intrigues et les crises et guerres qu’elles provoquaient pour agrandir leurs empires. Crises et guerres opposaient d’un côté colonisateurs et colonisés, de l’autre, les grandes puissances colonisatrices entre elles. Les événements qui allaient se produire tout au long de ce deuxième cycle de Kondratieffreformulé allaient pousser la colonisation, à partir de 1885, à ses dernières limites, amenant l’édifice colonial au dernier stade de son histoire.
- Un état du monde au XIXe siècle
Jamais depuis les débuts des temps modernes, les peuples d’Afrique et d’Asie n’ont connu de traumatismes physiques et psychiques que du temps de la colonisation. Et l’ironie de l’histoire, c’est l’Occident qui dénonçait l’Occident. Par l’entremise de la liberté de presse depuis les révolutions (1789, 1830, 1848) qui, malgré les censures épisodiques, a rapporté à l’opinion internationale les horreurs de la colonisation. Une liberté d’informer acquise en Occident au prix du sang versé par les peuples d’Europe.
Mais cela n’a pas empêché les puissances européennes de continuer leur mainmise sur les pays du reste du monde, sans prendre en considération que les peuples procèdent par mimétisme. Si l’effort de se libérer de la mainmise sur l’Afrique et de l’Asie est encore lointain, il n’en est pas de même pour les pays balkaniques qui sont des peuples d’Europe et de race blanche. Après l’unité allemande et italienne, le tour des peuples des Balkans est venu. La plupart des pays balkaniques étaient sous tutelle de l’Empire Ottoman. Pourquoi la remise en question de l’Empire Ottoman en ce tournant de l’histoire ?
Ce que les historiens appellent la « Question d’Orient » ne concerne pas uniquement l’empire turc, mais à la fois le monde occidental et le monde musulman. En réalité, la « Question d’Orient » tire son essence des croisades chrétiennes qui ont commencé à la fin du Xe siècle et duré environ deux siècles. Et, encore aujourd’hui, leurs prolongements ne sont pas terminés. Non que la Chrétienté soit en opposition avec l’Islam, mais la « Question d’Orient » revêt un impact géostratégique et économique central dans l’équilibre mondial, et il aura à peser dans les décennies à venir sur le monde. L’enjeu, on le devine, c’est la présence des deux tiers des réserves mondiales de pétrole dans le monde arabo-musulman.
Ceci dit, comment comprendre l’origine de la présence de l’empire ottoman en Europe ? Le premier élément qui ressort est que, vis-à-vis de l’histoire, l’avènement de l’Empire Ottoman n’a pas été fortuit mais procède d’une situation dialectique historique. D’une situation de décadence du monde arabo-musulman et des coups portés par la chrétienté par les croisades, l’avènement des Ottomans et la prise de Constantinople (1453) qui a signé l’effondrement de l’empire romain d’Orient a érigé l’Empire Ottoman en rempart contre l’expansion de l’Europe en terre musulmane. Bien plus, il se posa en menace puisqu’il assujettit une partie de l’Europe orientale et méridionale (siège de Vienne en 1683).
Il est évident que, sans l’empire ottoman, la lutte qui s’est poursuivie contre les Musulmans pendant des siècles et a trouvé son apogée avec la Reconquista par la prise de Grenade, en 1492, et la fin de l’Islam espagnol, aurait certainement eu des conséquences politiques considérables pour le monde arabo-musulman. Une Reconquista qui aurait changé la face du monde musulman. Ainsi se comprend le rôle historique de l’Empire Ottoman qui a permis de retarder l’expansion européenne pendant au moins trois siècles, de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIIe siècle. Une expansion qui a commencé avec la découverte de l’Amérique par l’Espagne, en 1492 (même année que la prise de Grenade), et qui s’est étendue au reste du monde. Ce n’est qu’avec la prise de l’Egypte, en 1798, par Napoléon Bonaparte, et les heurts qui ont suivi entre l’Egypte et l’empire Ottoman, que la colonisation du monde arabo-musulman a débuté et marqué le début de la fin du rôle historique des Ottomans. L’Algérie est occupée à partir de 1830, l’Egyptele sera à partir de 1882…Pratiquement tous les pays musulmans subiront directement ou indirectement l’oppression de la colonisation occidentale.
Cependant le monde musulman n’est pas seul concerné par l’expansion européenne. Le processus de la colonisation, s’il a commencé tôt dans les Amériques, en Inde et en Afrique noire, entre 1500 et 1800, il ne se porta sur les pays structurés (l’Empire Ottoman et la Chine) que tardivement. Et encore grâce à la révolution industrielle et aux avancées dans les armements. Une expansion coloniale tardive sur des pays structurés qui est allée de pair avec les révolutions successives des peuples d’Europe pour se libérer de l’absolutisme monarchique. Deux mondes sont en lutte, un monde européen et qui intègre les peuples d’Europe des Balkans pour s’émanciper des régimes monarchiques, et l’autre monde, à l’extérieur de l’Europe, qui cherche à se libérer du musellement colonial. Dans ce nouveau cycle Kondratieff reformulé, les mêmes phénomènes vont se produire que dans le cycle précédent (1750-1870).
- La barbarie « civilisatrice » ?
L’accélération de la colonisation a touché désormais les grands pays. La Chine, qui était « dépecée » au point que, lors du traité signé à Tianjin en 1858, après la défaite face à l’Angleterre et la France (seconde guerre de l’opium 1856-1860), dut renoncer par les stipulations des accords de paix au terme « barbare » qu’elle utilisait pour nommer les puissances occidentales dans les documents diplomatiques. La barbarie était démontrée par les faits. Les peuples colonisés devaient se soumettre par la terreur et l’aliénation. Pour ne citer que quelques prouesses des armées coloniales, la révolte des Hereros dans les colonies allemandes du Sud-Ouest de l’Afrique a nécessité une riposte immédiate de l’Allemagne.
500 hommes équipés de six mitrailleuses et de six canons mitrailleurs transportés en Afrique ont écrasé la révolte. Les survivants, hommes, femmes et enfants ont été transférés sous escorte dans une zone steppique. Le traitement n’a pas été brutal mais barbare pour transférer des populations pour y mourir. D’autre part, ce ne sont pas les servants allemands qui ont écrasé les Hereros dans leur pays, mais les mitrailleuses et les canons mitrailleurs qui crachaient le feu de la mort. Sans elles, les Allemands n’auraient eu aucune victoire.
De même pour les Anglais qui ontcréé des camps de concentration en Afrique. Les Britanniques n’hésitaient pas à brûler les maisons. Des milliers de femmes et d’enfants sont regroupés dans des camps. Les conditions de détention étaient telles que plus d’un quart des détenus étaient déjà mort par épuisement, et il semble difficile d’envisager, dans le contexte de l’époque, qu’une solution quelconque pouvait venir mettre un terme à cette situation dramatique de ces peuples déplacés.
Et cela concerne toutes les puissances coloniales d’Europe, de la politique de la terre brûlée à l’extermination de toute population qui a des velléités de résistance. Dans un duché en Allemagne, on a même instauré dans la prière dominicale, la formule suivante : « Mon Dieu, protège de ta main bienfaisante ceux de nos enfants qui sont partis au loin se battre pour l’honneur de la patrie ». Une hérésie ! Des troupes allemandes partent en guerre pour soumettre par le feu et le sang des peuples indigènes qui ne possédaient ni industries, ni structures politiques, sociales ni une défense minimale, dont l’écrasante majorité des populations étaient des paysans, vivant encore à l’âge féodal. Dieu pouvait-il accepter cette prière génocidaire ?
Pour l’Algérie, par exemple, Tocqueville, de retour d’un voyage, écrit que « nous faisons la guerre de façon beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes (…) c’est quant à présent de leur côté que se situe la civilisation ». L’objectif de la « pacification » est, comme le déclare le colonel de Montagnac, d’« anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens ». La politique de la terre brûlée, décidée par le gouverneur général Bugeaud, a eu des effets dévastateurs sur les équilibres socio-économiques et alimentaires du pays : « Nous tirons peu de coups de fusil, nous brûlons tous les douars, tous les villages, toutes les cahutes ; l’ennemi fuit partout en emmenant ses troupeaux ».
Les pays colonisés payèrent un lourd tribut.Pour ne citer que l’Algérie, sa conquête a été extrêmement traumatisante pour le peuple algérien. Les estimations contemporaines avant la conquête française faisaient état de 3 à 5 millions d’habitants algériens. Durant la conquête, la population connaîtra un recul quasi constant jusqu’à 1872, ne retrouvant son niveau de trois millions d’habitants qu’en 1890. Il est évident que tous les pays d’Afrique et d’Asie ont subi pratiquement le même sort. Se plier ou mourir par le « fer et le sang ». La citation de Otto Von Bismarck,dans son célèbre discours du « fer et du sang » au comité du budget de la chambre des représentants de Prusse, le 30 septembre 1862 : « Les grandes questions ne se décideront pas par des discours et des votes à la majorité, mais par le fer et le sang », ne se démentira pas jusqu’en 1945. Elle caractérise pleinement le cycle 1870-1945. Le cycle Kondratieff 1870-1845 mérite son nom, un cycle de fer et de sang.
Parlons de la médecine et des soins que les puissances coloniales ontapportésaux populations autochtones. Pour ce point, l’histoire l’atteste, les Européens avaient besoin d’une main d’œuvre corvéable à volonté pour l’extraction de richesses des sous-sols africains et asiatiques (mines), pour les plantations dans de grandes superficies de terres cultivables, etc., comme pour l’utilisation de troupes indigènes pour coloniser d’autres pays indigènes. D’autre part, les colonisateurs devaient se protéger des maladies qui peuvent surgir des camps ou des villages où sont parqués dans une extrême désolationles indigènes. Ce qui pouvait provoquer des épidémies. Donc les soins « minimaux » apportés aux indigènes devaient surtout prémunir les colonisateurs des maladies et, bien entendu, préserver autant que possible les peuples colonisés qui étaient considérés pratiquement comme un « bétail humain ». Quant aux terres, les plus belles étaient spoliées par les puissances colonisatrices. Les terres laissées aux indigènes étaient soit fortement imposées soit concédées pour services rendus à l’occupant (allégeance).
- Du « fardeau de l’homme blanc à la réalité de l’Histoire »
Un autre volet a joué dans la colonisation occidentale triomphante, c’est le débat de pensée sur la colonisation à l’époque en Occident. Le poème écrit par l’écrivain britannique Rudyard Kipling « Le fardeau de l’homme blanc (The White Man’s Burden) » a été un formidable appui moral à la politique colonialiste des puissances européennes et américaines. En donnant bonne conscience à l’Occident, il a permis en quelque sorte d’atténuer voire taire les horreurs décrites par la presse occidentale.
Considéré comme le « prophète de l’impérialisme britannique », Kipling a, pendant plus de trois décennies, présenté la civilisation britannique, et, au-delà, occidentale, comme supérieure et destinée à se répandre dans le monde entier.Mais le réveil sera brutal pour cet auteur quand la roue de l’histoire aura tourné. Il était évident que c’était trop beau pour que les prouesses de l’Occident durent. C’est encore ne pas compter avec les contingences de l’histoire. C’est ainsi que la Première Guerre mondiale qui éclata en 1914 changea le cours de l’histoire. Ironie de l’histoire, c’est la puissance même des armements qui a permis à l’Occident de dominer et coloniser des continents entiers qui s’est retournée et « a commencé à détruire les fondements même des empires européens ». Au point que Kipling écrivit des lignes qui resteront dans l’histoire « Si quelqu’un veut savoir pourquoi nous sommes morts, Dîtes-leur : parce que nos pères ont menti ».
Mais qui a menti ? Pourrait-on répondre à Kipling. Les pères de l’Europe ? Pouvaient-ils savoir qu’ils allaient au déclin ? Et que leur puissance, bien qu’elle ait été réelle dans les faits, ne s’avérait en fin de compte qu’une « illusion » puisqu’elle a non seulement apporté la mort et la destruction mais a anéanti ce pourquoi les pères croyaient, la suprématie de l’homme blanc.
C’est ainsi que la réputation que Kipling a acquise, si étroitement liée aux idées optimistes qu’il développait et caractérisait la civilisation européenne de la fin du XIXe siècle, a pâtipar le discrédit engendré par les horreurs de la Première Guerre mondiale. Uneguerre effroyable et son lot de millions de morts en un temps relativement court (1914-1918) ont rendu inévitable le changement de perception des colonisés sur la civilisation occidentale. L’extermination qui a suivi (principe de guerre totale) où toutes les forces des nations et tous les types d’armements jusqu’aux gaz de combat ont été jetés dans les combats ont fait tomber Kipling de son piédestal de grand défenseur de l’homme blanc, auteur célèbre de la littérature de jeunesse et primé d’un prix Nobel de littérature en 1907.
Comment comprendre ce carnage dans le monde pourtant le plus civilisé parmi les peuples,par les idées novatrices, la science et qui a une mainmise pratiquement totale sur le reste du monde ? Il est évident que les guerres menées contre des peuples très sous-armées, qui ont des structures de gouvernement encore féodales et n’ont pas les problèmes que connaît l’Europe en termes de démographie, de subsistance, d’industrie, de matières premières et de rivalités entre les grands, n’ont pas le caractère qu’elles ont aujourd’hui. Comme par exemple en Afghanistan ou en Irak – deux petits pays quiont tenu en échec la première puissance mondiale.
Les puissances européennes et américaine victorieuses sur le reste du monde, à l’époque,se considérées comme « omnipotentes ».Précisément le surplus de puissance et cette philosophie narcissique de domination qui, en aliénant l’esprit des gouvernants, ont concouruau « début de l’anéantissement de la puissance de l’Europe ». Les puissances ont péché par excès de confiance, comme d’ailleurs par Kipling dans ses poèmes et ses romans sur l’homme blanc. Les puissances n’ont pas pris en compte qu’ils n’avaient pas en face d’euxdes pays faiblescomme furent les pays d’Afrique et d’Asie mais des puissances européennes qui, par un jeu d’alliances, ne pouvaient qu’aboutir à une guerre d’égales forces et par la barbarie qui a suivi à leur autodestruction.
Mais, au-delà des rivalités et de l’excès de confiancedes puissances, les crises et les guerres, comme on l’a déjà dit, sont des « accoucheuses d’histoire ». De plus, tout système politique avant sa destruction aura rempli sa mission historique pour ce pourquoi il a été conçu. Et c’est cela qu’il faut relever pour comprendre le sens de l’histoire. En fin de compte, on ne peut ne pas remarquer que barbarie occidentale et Guerre mondiale riment dans ce mouvement de l’histoire. D’autre part, l’entrée de la nouvelle Allemagne dans la compétition, nouveau arrivant dans le partage du monde, qui amis des bouchées doubles pour conquérir des territoires, a troublé l’ordre impérial de l’Europe comme le fit la France dans le cycle Kondratieffreformulé précédent. (2)
Et dans tout ce développement malheureux ou heureux de l’histoire, il y a une fatalité auquel l’homme n’y eut rien. Fatalité ou finalité de l’histoire ? La question mérite d’être posée. Et si derrière cette fatalité ou cette finalité, il y a un « principe immanent qui veille sur le développement du monde ». Que nous avons appelé dans les analyses précédentes un « principe inné et universel » qui préside, nonobstant les ambitions des puissances, aux destinées des peuples. Hegel dirait un Esprit qui gouverne le monde. C’est précisément cette interrogation qui se pose à l’homme et dont il n’a pas de réponse qui fait la « richesse de l’histoire ».L’homme comme les puissances n’ont pas de prise sur leur histoire, mais ils sont pour apprendre de l’Histoire.
Medjdoub Hamed
Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale,
Relations internationales et Prospective.
www.sens-du-monde.com
Notes :
1. Les approches menées par Kondratieff dans l’explication de la crise financière mondiale ? par Medjdoub Hamed. www.agoravox.fr
2. Les 144 années qui ont changé la face du monde ? (Partie I et II), par Medjdoub Hamed. www.agoravox.fr
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