Les 3 défis de Dominique Strauss-Kahn
DSK n’a pas franchi la ligne rouge, mais le dispositif global que constitue le documentaire de Canal + est très parlant. Il commence, vrai trauma pour les sociaux-démocrates européanistes, par le « non » de Jacques Delors à la candidature à la présidentielle, répondant d’ailleurs aux questions d’une certaine Anne Sinclair (11 millions d’auditeurs à l’époque) et finit sur un « oui » de DSK, un « oui » qui nous assure qu’il a bien pris sa décision, sans toutefois, ultime larvatus prodeo, indiquer laquelle. Mais le message est reçu Sept sur Sept car entre temps chacun de ses interlocuteurs aura répondu positivement à la place de l’impétrant, y compris Bill Clinton. Le portrait brossé par les caméras de Canal + est bien celui d’un candidat, qui, comme managing director du FMI, a déjà statut de chef d’État, qui a encore appris de son expérience internationale, qui cherche l’équilibre en Zambie ou en Grèce entre la rigueur budgétaire qu’il impose et que lui impose son rôle de prêteur en dernier recours et préservation des intérêts des plus faibles, équité dans les efforts demandés ou importance de la gestion démocratique des fonds avancés.
Dès lors quels sont les défis auxquels il va être confronté comme candidat ? Laissons de côté les duretés d’une campagne auxquelles il faut s’attendre et qui sont évoquées au cours du documentaire. L’éloignement de la France disparaîtra vite quand il y sera revenu, les questions sur la vie privée, abordées par Canal +, devraient rester privées justement, dans une société française moins puritaine que la société américaine, enfin la question sociale (DSK est un bourgeois) et la question identitaire (DSK est juif), qui sont déjà sur la table à travers la thématique des racines, l’une servant d’ailleurs de masque à l’autre, sont des arguments qui par leur ineptie ou leur outrance, se retourneront contre ceux qui les emploieront. Non les vais défis sont ailleurs et ils ne sont pas minces malgré les sondages favorables. J’en vois trois principaux, qui sont tous les trois associés à des éléments de personnalité de DSK, qui peuvent jouer contre lui mais dont il peut aussi faire des forces.
La France et le Monde
DSK s’est donné une stature internationale en faisant bouger (un peu) l’image du FMI, en faisant face avec talent à la crise financière. Il parle anglais, allemand et sait comment défroisser un costume au fond d’une chambre d’hôtel à Séoul ou ne pas froisser tel ministre africain à qui il demande de manger son chapeau. Il est au fait de la conjoncture internationale et s’est départi d’un regard top franco-français. Mais dès lors, comment ne pas réitérer autour de sa candidature les lignes de fracture que l’on trouvait au moment du référendum sur le traité constitutionnel de 2005 ? Comment arriver à parler à la fois à ceux qui vivent d’abord la mondialisation comme un risque et à ceux qui la conçoivent à la fois comme inévitable et comme opportune, aptes qu’ils sont à en tirer parti ? Il existe aujourd’hui dans notre pays une logique centripète très forte, qui prend la forme par exemple d’un néoprotectionnisme, d’une défiance sans cesse réitérée vis-à-vis de l’Europe, de discours sur l’identité nationale, de logiques d’exclusion et de recentrage sur les « racines ». Toutes ces attitudes sont au fond liées aux inquiétudes, à la peur du déclassement et du chômage, mais aussi à la nostalgie d’une époque où la France n’était pas forcément moins reliée au reste du monde, mais où elle y occupait une place plus dominante. Accompagner les Français dans le deuil d’une certaine position, certes déjà affaiblie par les chocs pétroliers, mais dont on tirait encore les fruits dans le sillage de l’imperium américain, est une des taches de l’ancien ministre de l’Économie de Lionel Jospin. L’émergence de la Chine, du Brésil, de pays qui sont désormais au cœur de la croissance, dont les élites rattrapent à une vitesse fulgurante les nôtres, change la donne et oblige à repenser notre modèle qui reposait en partie sur un décalage conséquent avec le Sud, décalage qui se résorbe aujourd’hui. L’internationalisme, longtemps porté par la Gauche, est devenu, sous le nom de globalisation, le champ de déploiement du libéralisme, qui a certes permis un rééquilibrage mondial, mais qui a aussi creusé fortement les écarts au sein de nos sociétés. Être capable de parler aux classes populaires et aux franges les plus inquiètes des classes moyennes, démontrer que le nouveau jeu mondial, pour inéluctable qu’il soit, ne signifie pas obligatoirement la paupérisation sont un enjeu clef. A la figure d’une France qui se referme sur elle-même, celle de Marine Lepen par exemple, il faudra opposer une France actrice dans le jeu mondial, au sein de l’Europe, et capable de faire entendre ses vues en matière de régulations financières, économiques, sociales et écologiques et tout aussi capable de faire valoir ses atouts industriels, technologiques, culturels, dans un monde effectivement ouvert. L’expertise du futur ex-managing director en matière de relations internationales, sa légitimité auprès de nos partenaires européens, seront un atout si l’on démontre bien que le nouveau jeu mondial ne fait pas pour seuls gagnants les élites globales, les jetsetters économiques, mais tient aussi compte de ceux qui sont assignés aux dures réalités locales. Il s’agit à la fois de mieux adapter la France à cet espace globalisé et de concourir à l’organiser selon des perspectives régulatrices et réformistes, principalement à travers le poids de l’Europe qui doit devenir un acteur politique à part entière, pour défaire le lien a priori entre mondialisation et libéralisme incontrôlé.
Le Marché et l’État
Un socialiste qui a promu les stock-options (mais aussi les 35 heures) et a privatisé le secteur bancaire, qui fréquente Davos et qui prend les rênes du FMI, encourra les foudres de la gauche de la gauche, mais il sera aussi sans doute capable d’initier une véritable redéfinition des rapports entre l’État et le Marché, le politique et l’économique. La crise mondiale que l’on a connue, que l’on connaît plutôt, a montré les limites de l’ultralibéralisme qui s’est déployé depuis 30 ans sans retenue, face au modèle des économies planifiées qui avaient laissé derrière elles un champ de ruines, mais aussi au désinvestissement des États démocratiques cédant au primat de l’économique. Les équilibres négociés élaborés naguère de part et d'autre du Rhin se sont usés sous les coups de boutoir de la mondialisation. Il y a donc urgence à repenser les rapports entre capital et travail, à refonder un pacte social sur des bases nouvelles, à ne pas seulement corriger les écarts sociaux les plus manifestes par la redistribution, mais à doter en amont chacun de meilleures chances de conquérir de nouvelles places en échappant à la seule reproduction. Il ne s’agit pas seulement de défendre les emplois ou les services publics contre la logique de marché, il s’agit de refonder un nouvel équilibre entre l’État, les entreprises, les salariés, les citoyens et les consommateurs. Le retour à l’État-providence tel qu’il se définissait ne paraît guère possible, ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse élaborer un modèle social plus juste et plus efficace en repensant l’éducation, la fiscalité, la protection sociale ou le rôle économique de la puissance publique. Nicolas Sarkoy n’a pas su tenir ce rôle, prenant au départ une posture très libérale (le « travailler plus », le bouclier fiscal) puis une autre, plus protectrice (la critique, verbale en-tout-cas, des marchés financiers) sans être capable d’inventer des compromis nouveaux adaptés à la situation d’aujourd’hui. Homme de l’urgence et des négociations de couloir, habile à emporter les consensus d’un soir, il ne s’est pas montré apte à engager un dialogue approfondi avec nos partenaires européens, à même de produire des effets sur le moyen terme. C’est dans cet espace que DSK peut déployer à la fois son savoir-faire et sa vision du monde, pour proposer au Français une synthèse nouvelle, et non pas un balancement entre deux postures l’une comme l’autre caduques.
Le pouvoir et la démocratie
On fait aussi quelquefois reproche à DSK de son dilettantisme. Dans le documentaire, on le voit assumer que sa vie n’est pas faite que de politique et ne se réduit pas à son seul travail. C’est au fond une bonne chose. Les Français paraissent lassés d’un rapport un peu hystérique ou narcissique au pouvoir. Si l’élection de 2007 a permis la confrontation d’une nouvelle génération de jeunes quinquagénaires, si elle a renouvelé la forme de la politique, elle n’a pas changé grand-chose à son fond. La France paraît presque avoir épuisé le modèle de la Cinquième République qui se construit à partir de la figure de l’homme (ou de la femme) providentiel autour duquel tout tourne. Cette conception surannée du pouvoir, qui nous a vus réélire deux fois des présidents usés, monarchique dans ses effets si ce n’est dans son principe, et que Nicolas Sarkosy aura porté à son incandescence comme hyper président, ne paraît plus de mise dans un monde où les solutions doivent être plus collectives, plus dialogales. Il y a une demande très forte de renouveau démocratique, tant dans les formes de l’exercice du pouvoir que dans la constitution même du personnel politique, une aspiration plus grande des citoyens à être partie prenante de leurs destins, comme salariés, comme citoyens, comme administrés. Un dirigeant moins enclin à se sacrifier sur l’autel du pouvoir ou de son ego, à assumer la logique souveraine du corps du roi décrite par Kantorowicz, peut sans doute proposer à la France une vie politique plus moderne et plus mature, en tout cas plus apaisée et moins agitée. C’est aussi pour cela qu’il est important de ne pas vouloir faire l’économie des primaires. Elles sont nées conjoncturellement du catastrophique congrès de Reims et des difficultés du PS à se réinventer, dans son organisation, ses procédures, son rapport à son électorat, mais elles sont aussi l’effet de ces aspirations plus vastes, dont on trouve l’écho aujourd’hui sur mode plus tragique de l’autre côté de la Méditerranée. Il serait dommage que ceux qui entendent soutenir DSK ne les considèrent pas comme le moment privilégié au cours duquel il pourra renouer avec les Français et l’électorat de gauche et accomplir sa mue de brillant fonctionnaire international en présidentiable.
Un président de crise : de la posture B à la posture C
Pour finir et pour reprendre mes analyses de 2009 sur fond de crise (Sémiotique de la crise) qui décrivait quatre modèles de réactions possibles face à la crise (A : retour à l’état initial, B : adaptation du système, C : mutation du système, D : disparition du système) je dirai que pour DSK, passer du statut de managing director à celui de candidat de la gauche, c’est passer de la posture B : réguler la crise financière, gérer la dette et au fond maintenir le système en l’état au prix de certains réaménagements, qui est structurellement la sienne comme patron du FMI à une posture C : proposer aux Français d’aller vers un nouveau système politique, économique et social, et définir un projet plus radical, celui d’un futur chef d’Etat activement engagé à la fois dans la transformation de son pays et dans celle du jeu mondial qui a montré ses limites.
Rappel de la posture C : la posture C, qui appelle à une mutation profonde, s’inscrit à la fois dans l’économique et le politique en proposant justement une ré-articulation de ces deux champs face à la crise. Elle se caractérise par une approche beaucoup plus globale de celle-ci, par exemple par une mise en perspective plus nette des enjeux écologiques, la dérive financière comme le risque écologique apparaissant comme les deux faces de la même monnaie ultra libérale. Elle porte sa critique sur une évolution plus ancienne et plus profonde, liée à la période des trente dernières années, et sur une remise en cause très vive de l’ultralibéralisme américain porté par les épigones de Milton Friedman. Pour cette posture, la crise que nous vivons est d’abord l’occasion de repenser à la fois les rapports économiques internationaux (rapports Nord/Sud, crises alimentaires, délocalisations sauvages), le rapport de la société industrielle à la nature et aux générations futures, la question de l’équilibre entre le capital (actionnaires, dirigeants qui sont d’abord des actionnaires) et le travail (appauvrissement des classes moyennes, augmentation des écarts entre les plus riches et les plus pauvres) et enfin le rapport entre pouvoir politique et pouvoir économique. La crise financière actuelle n’est plus perçue comme un fatum qui pèserait soudain sur le destin des hommes et des sociétés, mais bien comme le produit d’une certaine conception de l’économie et du politique. Elle pose ainsi la question du fonctionnement réellement démocratique de démocraties, de leur capacité à réguler un capitalisme mondialisé, qui subsume assez largement la puissance publique telle qu’elle s’exerce au niveau des nations. Elle interroge l’écart assez radical entre la logique démocratique visant idéalement au bien commun et les stratégies d’entreprises qui ne gèrent ni le long terme ni les externalités négatives et socialisent les pertes après avoir privatisé les bénéfices.
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