Les bizutages, pour ou contre ?
En voilà une drôle de question : ils sont interdits ! Imaginez qu’on se
demande, par exemple : « Les cambriolages, pour ou contre ? »... Ça
ferait jaser.
(Le Code pénal français punit les actes de bizutage de six mois de prison et 7 500 euros d’amende.)
Définition
Le bizutage est un ensemble de pratiques ou d’épreuves plus ou moins ritualisées, destinées à symboliser l’intégration d’une personne au sein d’un groupe social particulier : étudiants, militaires, professionnels, etc. - oui, j’ai plagié la définition de Wiki, je ne peux pas en inventer une différente ! Et leur article est fort bien fait.
En France, sa définition est autre :
« Le fait pour une personne, d’amener autrui, contre son gré ou non, à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants lors de manifestations, ou de réunions liées aux milieux scolaires et socio-éducatif. »
(article 14 de la loi du 17 juin 1998, à l’époque de la ministre Ségolène Royal)
La différence entre les deux définitions se trouve en toutes lettres dans la loi : l’humiliation. On y reviendra (et y revenir c’est du masochisme !)
Quant à savoir pourquoi je me permets de débattre d’une action réprimée par le code pénal, c’est parce que les bizutages existent toujours ça et là, mais sous un autre nom : les week-ends d’intégration (WEI, prononcer oueille), notamment dans les grandes écoles et apparentées.
Pourquoi les bizutages existent-ils ?
Selon Wiki, certains voient le bizutage comme une régression animale, d’autres comme un moyen d’établir une hiérarchie, une épreuve soudant un groupe ou un rituel de passage.
Pourquoi nier notre animalité profonde ? C’est bien l’explication anthropologique comme un rite de passage qui a ma préférence.
Les sociétés primitives, maîtres en matière de rituels structurants, en ont eu de nombreux qui marquaient chaque étape de la vie, aussi bien masculine que féminine (notamment les règles, le mariage, la maternité). La composante religieuse est variable (cf. la communion). Et ces rituels sont très variables selon les sociétés.
D’ailleurs, un passage de Platon rappelle fortement la sélection et l’entraînement des commandos !
« Une scholie du passage de Platon insiste avant tout sur l’aspect éprouvant et solitaire de l’épreuve :
« On envoyait un jeune hors de la ville, avec consigne de ne pas être vu pendant tel laps de temps. Il était donc forcé de vivre en parcourant les montagnes, en ne dormant que d’un œil, afin de ne pas être pris, sans avoir recours à des serviteurs ni emporter de provisions. C’était aussi une autre forme d’exercice pour la guerre, car on envoyait chaque jeune homme nu, en lui enjoignant d’errer toute une année à l’extérieur, et de se nourrir à l’aide de rapines et d’expédients semblables, cela de manière à n’être visible pour personne. C’est pourquoi on l’appelait kryptie : car on châtiait ceux qui avaient été vus quelque part[13]. »
(Wiki)
Mais ces rites n’étaient pas faits que d’endurance, c’était aussi un apprentissage très utile à la survie du peuple concerné.
c’est bien raconté, par exemple, au début du roman « Racines » : avant que l’ancêtre du journaliste soit enlevé jeune adolescent par des marchands d’esclaves, on vient le chercher la nuit pour le conduire dans la brousse en un lieu forcément secret, où après quelques situations d’intimidation (obscurité, masques) l’initiation si redoutée consiste surtout à apprendre quelques notions de lutte et de chasse.
Venons-en donc au monde moderne : il est devenu difficile à Paris d’envoyer un jeune adolescent s’emparer d’une plume d’aigle, ou de le faire courir jour et nuit avec une gorgée d’eau dans la bouche avec obligation de la ramener intacte (trop de circulation dans les rues), et si on le suspend des heures par des crochets fixés sous la peau de la poitrine (la fameuse danse du soleil des Indiens des plaines), il va porter plainte pour maltraitance.
Mais le débat porte en fait sur les WEI, plus que sur l’entrée en 6e
Un intéressant article sur le site Éducobs, intitulé « Grandes écoles, grandes beuveries ! »
rappelle en effet que ces bizutages peuvent conduire à des excès : bagarres, comas éthyliques, possible viol (une affaire pas encore jugée) et remarque un fait nouveau :
« (...) l’industrialisation du phénomène : des société spécialisées se sont créées pour exploiter le filon. Elles livrent, clés en main, des séjours résidentiels avec fourniture tout à la fois d’alcool en grande quantité et de vigiles pour encadrer les débordements, façon habile de gagner de l’argent sur deux tableaux. »
Il n’est pas précisé si un physionomiste refoule à l’entrée les voyeurs, les incrustes et les pervers :
L’homme est un animal social, et nous avons besoin de nous sentir intégrés, que ce soit dans une société ou dans un groupe. Sauf exception, peu d’entre nous supporteraient des années une grande solitude, perchés sur l’ermitage du père de Foucault, en plein Sahara et sans connexion Internet. L’intégration apporte la reconnaissance d’un statut, la chaleur et la solidarité du groupe, et, pour les grandes écoles, un réseau très performant et très utile à la carrière professionnelle.
Pourquoi les grandes écoles plus que les facultés ?
L’entrée facile en fac, le grand nombre et l’éparpillement des filières et des locaux font que l’impression d’intégrer un corps n’existe pas, d’autant que l’échec est possible, et même à un fort pourcentage dans certaines filières.
De même, il n’y a pas de bizutage à l’entrée des prépas, parce qu’on est encore nulle part, même si n’y va pas qui veut !
Inversement, dans les grandes écoles ou équivalent, le nombre d’admis est faible, et une fois le concours d’entrée réussi, l’échec est très rare.
En médecine, pharmacie, dentaire et apparentés, les conditions sont réunies, concours, groupe (peut-être trop important ?) pourtant c’est assez variable, ça se résumait parfois à des manifestations bon enfant dans les lieux publics, ou du folklore carabin ; problèmes pratiques d’organisations, de temps ? Autrefois, ces rituels étaient surtout présents au 2e concours, encore plus sélectif, l’internat des villes universitaires.
Différences entre bizutages et rites de passage. Pourquoi y a-t-il des dérapages ?
Les différences tiennent en quelques mots : humiliation, faible codification, jeunesse des organisateurs, absence d’apprentissage.
Finalement, le bizutage est un rite de passage mal organisé !
Ce sont ces différences qui rendent possibles les dérapages, aussi bien jadis dans les bizutages qu’aujourd’hui dans les WEI. Voyons ces différents points l’un après l’autre.
1. Humilation et procédés dégradants
Les qualités physiques ont été remplacées par l’humiliation et les situations dégradantes, comme une anticipation des petits chefs que le jeune adulte aura à supporter tout au long de sa carrière professionnelle !
Mais il s’y ajoute aussi des épreuves à connotations sexuelles et une fréquente alcoolisation - actes plus ou moins facilement acceptés (l’alcool semble facilement accepté !). Cela peut même être l’occasion pour la victime de manifester quelques attitudes exhibitionnistes.
En somme, les bizutages semblent favoriser la libération de pulsions profondes.
La composante sadomaso est inscrite en nous, mammifères omnivores vivant en meute – euh, je veux dire en tribus et quartiers. La chasse et la lutte pour la vie ont toujours nécessité force et courage, donc agressivité, et tolérance à la souffrance, donc masochisme ; même l’amour et le sexe en ont leur part, comme le montrent bien les parades et les combats des mâles.
Tout le monde connaît le pouvoir désinhibiteur de l’alcool, et si on y rajoute une situation qui favorise des comportements habituellement réprouvés, le vernis de civilisation et de morale craque, car les personnalités où ces traits de caractère sont plus marqués peuvent soudain s’exprimer plus librement lorsqu’elles se retrouvent en situation d’autorité (personnalités limites, ou « borderline »).
Même phénomène finalement que lorsque des chefs de guerre sadiques se livrent à des massacres sans objet durant les guerres. D’ailleurs, la solidarité des anciens soldats, fondée sur le souvenir des épreuves partagées, rappelle celle des camarades d’école qui ont vécu la même humiliation durant les bizutages : on l’a fait (ou plutôt subi), pourquoi pas eux ?
Voici ce qu’en disait la neurobiologiste Rita Levi Montalcini, prix Nobel de médecine 1986 :
"Beaucoup de gens ignorent que notre cerveau est constitué de deux cerveaux.
Le premier, archaïque, constitué par le système limbique, n’a pratiquement pas évolué depuis trois millions d’années. Celui de l’Homo sapiens ne se différencie guère de celui des mammifères inférieurs. C’est un cerveau petit mais qui possède une puissance extraordinaire. Il contrôle tout ce qui se passe en matière d’émotions. Il a sauvé l’australopithèque quand celui-ci est descendu des arbres, lui permettant de faire face à la férocité du milieu et de ses agresseurs.
L’autre cerveau, beaucoup plus récent, est celui des fonctions cognitives. Il est né avec le langage et, au cours des 150 000 dernières années, il s’est développé de manière extraordinaire, en particulier grâce à la culture. Il se trouve dans le néocortex.
Malheureusement, une bonne part de notre comportement est encore gouvernée par notre cerveau archaïque. Toutes les grandes tragédies – la Shoah, les guerres, le nazisme, le racisme – sont dues à la primauté de la composante émotive sur la composante cognitive. Or le cerveau archaïque est tellement habile qu’il nous porte à croire que tout est contrôlé par notre pensée, alors que ça ne se passe pas du tout ainsi."
(Interview réalisée par Paolo Giordano. Courrier International 963 du 16 au 22 avril 2009.) Ou ici.
2. Faible codification
Les bizutages étaient très variables selon les écoles et leurs traditions passées, mais, en gros, plus la tradition était solide, plus elle était reproductible. Cela pouvait aller d’une simple parade dans les rues, plus ou moins déguisés (dans les professions de santé), à des traditions de servitude envers les anciens durant des mois ; et aujourd’hui les WEI avec « open bars » où les activités sont très variables.
3. Jeunesse des organisateurs
Les bizutages étaient organisés par de jeunes anciens ou des dernières années, tandis que les rites de passage primitifs l’étaient par des adultes expérimentés qui suivaient strictement les traditions, avec parfois la participation de chefs ou de sorciers.
Comme signalé dans l’article d’Éducobs, il semble que la pratique des WEI ait amené un changement notable sur ce point, car ils sont de plus en plus confiés à des sociétés organisatrices d’évènements, qui ont l’avantage de connaître des locaux adaptés et de savoir gérer des weekends pour cadres pas assez dynamiques.
4. Absence d’apprentissage
Les rites de passage étaient aussi le moment d’un apprentissage social, par exemple les tabous associés aux règles, au couple, à la maternité, ou, pour les jeunes hommes, l’apprentissage de la chasse et du combat. Que ceux qui ont appris quelque chose durant leur bizutage (autre que dégrafer un soutien-gorge avec les dents ou étaler de la peinture sur un bout de chair) envoient leur témoignage au Ministère de l’Education nationale !
Les « victimes » consentantes, celles qui doivent subir bizutage ou WEI, sont différentes les unes des autres, et nos sociétés sont moins homogènes qu’autrefois : ce qui pour quelqu’un est gênant mais faisable peut être pour une autre personne, de culture ou religion différente, un véritable traumatisme.
Il n’est donc pas facile de fixer la limite entre ce qui est acceptable et ce qui est un dérapage, même en tenant compte de la loi, qui ne donne de définition ni l’humiliation ni d’un acte dégradant.
Et demain ?
Malgré leur côté désuet et bien qu’ils puissent paraître ringards à des soixante-huitards ou des libertaires, ces rituels renforcent à la fois la cohésion sociale et l’autorité.
Le besoin de rituels est rappelé par le brillant psychiatre Cyrulnik :
« Toutes les cultures ont inventé des rituels d’accueil et d’intégration. Il ne s’agit pas ici de bizutage et de rituels de nature sadiques. Or notre culture, durant deux générations, a ridiculisé ces rituels d’accueil. Et donc les adolescents s’inventent des épreuves bien plus cruelles que ce que la culture aurait pu leur proposer : des rituels de drogue, des rituels de contre-culture réels ou sous-terrains qui sont de très grande violence et qui n’intègrent pas les adolescents ou plutôt qui les intègrent dans des bandes contre-culturelles, contre-sociales. »
On pourrait imaginer qu’on revienne sur l’interdiction des bizutages, en y substituant une obligation de contrôle par un genre de « Comité des sages » chargé de veiller au grain, lequel pourrait même recruter un animateur extérieur. Ces « sages » pourraient être des anciens, des corpos, mais aussi des membres du corps professoral. Et comme les adultes sont de grands enfants, l’identité des membres du « Comité bizutage » pourrait être tenue secrète, une sorte de franc-maçonnerie du bizutage, avec réunions clandestines et tout le cérémonial adéquat. N’oublions pas que les rituels primitifs s’entouraient de secret et de mystère.
Inconvénient : gageons qu’en ces temps de principe de précaution, un tel comité aurait beaucoup de paperasse à faire, des protocoles de bizutage à signer, des rapports d’incident, des enquêtes de satisfaction et une traçabilité des séquelles psychologiques !
Bien que la prohibition de l’alcool ait jadis été un échec aux USA, et que l’alcool en France fasse infiniment plus de victimes que naguère les bizutages, il est peu probable que cette loi soit annulée.
L’avenir semble être les WEI, plus ou moins professionnalisés, plus ou moins en liaison avec les responsables d’établissements.
Conclusion
Selon la perspective anthropologique, les bizutages sont finalement des rites de passage mal organisés.
Bien que ces bizutages et WEI concernent souvent des hauts lieux de la pensée, ils paraissent fondés sur la partie animale de notre cerveau plus que sur notre cortex supérieur !
Un vernis de civilisation greffé sur une masse de pulsions primitives, un zeste de morale posé sur une cocotte-minute d’énergie primordiale ! Et à la moindre occasion, ça pète...
Les civilisations primitives ont su imaginer et gérer des rites de passage très variés, avec infiniment moins de dérapages que nous autres civilisés : peut-être faudrait-il tenir compte de leur expérience en la matière, avec une gestion par des adultes expérimentés, fêtards oui, mais sachant fixer des limites et contenir les situations humiliantes et dégradantes.
Cette évolution semble d’ailleurs en cours avec l’organisation de certains WEI par des boîtes évènementielles. Locaux loués dans un hôtel avec piscine, vigiles à l’entrée, animateur branché, on sera certes très loin de certains bizutages de jadis, quand les aînés venant subrepticement infliger je ne sais quoi aux petits nouveaux, mais peut-être est-ce là le prix à payer pour faire perdurer ces rites de passage dont nous semblons avoir besoin.
Encore faut-il assumer cette part primitive de notre personnalité pour accepter ces rituels qui, s’ils disparaissaient, verraient la solidarité de groupe diminuer dans les réseaux sociaux.
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