Les Bornes
Au-delà des bornes il n’y a plus de limite !
Au-delà des bornes il n’y a plus de limite…Ce dicton que nous a légué Alphonse Allais faisait florès dans les milieux scientifiques d’étudiants, le fait-il encore ? Il marque une sorte de rationalité du raisonnement, il signe modestement l’idée d’un monde fini, il s’incline devant l’infini qu’il ne nous est pas donné de connaître. Avec son air bonasse il amuse les interlocuteurs sous l’apparence de la plaisanterie.
Il reflétait l’idée universellement admise que nous vivons à l’intérieur de frontières mentales, qu’il ne faut pas « aller trop loin », qu’on ne peut faire n’importe quoi, que l’infinie clarté n’existe pas davantage que l’infinie noirceur. Les hommes étaient raisonnables, même dans leur folie il y avait des limites. Dans l’intelligence aussi.
De la vie, seule nous savions la limite que représentait la mort. Et si pour nombre d’entre nous cette mort n’était pas une fin, elle ouvrait justement sur l’infini, sur l’inconnu.
Dès l’école on apprenait aux enfants, outre « le savoir », l’existence de limites. On pouvait bavarder en récréation, mais pas en classe ou en étude, on pouvait interroger ou protester, mais on devait rester correct. Et toute faute appelait sanction. On comprenait que « le mauvais » avait ses limites, mais l’excellence ne pouvait pas davantage atteindre l’infini. La performance en tout point, en toute discipline, en tout sport, pouvait atteindre exceptionnellement la perfection mais il était impossible de la dépasser. La perfection, aux yeux de tous et par définition, ne pouvait être que la limite du bon. Et cette limite avait un nom : le vingt sur vingt.
Vingt sur vingt ! C’était rare, il y avait peu d’élus, mais c’était l’apothéose. Impossible de faire mieux, on avait atteint la limite, on appréhendait l’existence d’une limite puisqu’elle était parfois atteinte, jamais dépassée. Indépassable. On y rapportait tout naturellement la vie qu’on s’apprêtait à vivre : les limites à ne pas pouvoir dépasser faisaient partie de la vie, on y était, d’avance, adapté. Est-il possible de grimper le Mont Blanc jusqu’à 5000 mètres ? Est-il possible d’être présent à deux endroits à la fois ? On apprend en physique qu’on ne saurait descendre en température à moins du zéro absolu, – 273 °C, et qu’on ne peut dépasser la vitesse de la lumière. C’est comme ça. Les esprits étaient accoutumés aux limites.
Le sont-ils encore ? Rien n’est moins sûr. Les limites physiques ci-dessus sont toujours là mais nos esprits y sont rebelles. Et surtout les limites conventionnelles établies pour marquer le pire et le meilleur, ces limites qui rendent la vie compréhensible, perceptible à tous, qui encadrent nos valeurs et les rendent accessibles aux foules, ces limites tendent à disparaître. A disparaître parce qu’on les efface, parce que la tricherie les emporte, parce nous ne voulons plus les supporter. Pire, parce que l’école qui devrait nous les enseigner nous apprend à tricher avec elles.
C’est ainsi que le magnifique vingt sur vingt n’existe plus ! Plusieurs élèves font état de leurs 21 sur 20, de leur 22 sur 20. Fièrement, et ils ont raison d’être fiers car cette « note » montre à n’en pas douter un excellent travail. Toutefois leur fierté justifiée ne se trouve-t-elle pas quelque peu ternie par le ridicule de l’Éducation Nationale ? Car enfin on sait très bien d’où provient la consigne, et on devine sa motivation. Le cas étant loin d’être isolé il s’agit bien d’une consigne, et la motivation coule de source : relever la moyenne des notes afin de faire croire à une meilleure performance de l’EN. On attribue au meilleur un 22, ce qui permet de donner 20 au « moyen-bon », et ainsi de suite en éliminant totalement, il va de soi, le zéro. Et la moyenne de la classe atteint le score souhaité. Il suffisait d’y penser.
L’existence de cette consigne de « surnotation » n’est pas un mystère, elle a fait l’objet d’une diffusion écrite à certains jurys du baccalauréat. Alors si on peut « surnoter » au bac, pourquoi s’en priver en classe ?
Une telle mesure est certes ridicule, mais ce n’est pas un crime. Il n’y a pas mort d’homme dirait notre Jack Lang. En effet. Toutefois ne porte-t-elle pas en germe, dans l’esprit de nos enfants, un mal insidieux les habituant à enlever leur sens aux notions de limite ? Puisque les barrières inventées par les hommes n’ont rien d’absolu, pourquoi considérer que la loi est infranchissable ? Pourquoi se laisser limiter par elle ?
La société à limites, la nôtre, était-elle une société bornée ? Elle semble se déliter, la suivante sera-t-elle meilleure ou pire ? Après tout, la suivante de la suivante connaîtra peut-être de nouvelles limites, celles de l’Univers.
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