Les chanteurs français sur le bûcher de la mondialisation ?
Y aura-t-il bientôt des bombes au Festival d’Aix-en-Provence ? Non, bien sûr, car les artistes sont gens de lettres et de paix. Mais, attention, car en ce printemps d’anniversaire et de mouvements sociaux, il est un combat inattendu qui pourrait passer pour fantaisiste, surréaliste, tant il décrit une réalité méconnue du public. Nos sopranos et nos ténors d’aujourd’hui souffrent de la mondialisation. Il est assez singulier que des artistes aient su lancer un mouvement de solidarité au travers un simple blog, alors que ces métiers sont d’ordinaire individualistes. Mais cette fois, la coupe est pleine : c’est Mai 2008 pour les chanteurs.
![](http://www.agoravox.fr/local/cache-vignettes/L300xH316/Penderecki-Les_Diables_de_Loudun-Grandier_jpg-9362e.jpg)
Eh oui ! Et c’est un de leurs plus illustres ambassadeurs, le grand baryton Gabriel Bacquier* qui le révèle, avec ses deux compères en voix, Michel Sénéchal et Robert Massard, usant avec verdeur de la technologie d’internet sur le blog d’un collectif en gestation : Le Parlement des Artistes**, et sur le site spécialisé classiquenews.com dans une série en dix entretiens.
Les trois chanteurs, toujours en activité comme pédagogues, s’effraient de ce que leurs cadets sont aujourd’hui plongés dans un chômage endémique. Dans un Appel aux pouvoirs publics d’une clarté cinglante, contresigné par des professionnels du chant, de la direction d’orchestre, et parmi une centaine d’autres les célèbres Roberto Alagna, Mireille Delunsch, Michelle Command, Anne-Sophie Schmidt, Robert Expert ou Ludovic Tézier, les trois anciennes voix d’or du chant français décrivent l’état de concurrence déloyale où se trouvent les artistes, et particulièrement ceux formés sur fonds publics dans les Conservatoires et les Ecoles. Car après tout, disent-ils, c’est notre argent !
D’abord, on est tenté de remarquer que ces chanteurs là ne sont pas les plus concernés ; et que pour avoir signé en solidarité avec leurs collègues en difficulté, l’exposé doit avoir quelque fondement. On pourrait ensuite penser qu’on nous chante le traditionnel couplet où "les voix d’aujourd’hui ne valent pas celles d’autrefois" la, la, la... Mais lorsqu’on prend le temps de lire les programmes de nos festivals et des maisons d’opéra, même modestes, on rigole moins : pour ne citer qu’un exemple, l’opéra de Massy monte cette année Aïda, l’œuvre de Verdi en Italien, co-produit avec les opéras de Strasbourg et l’Helikon de Moscou. Le metteur-en-scène, tous les solistes, et mêmes les choeurs, sont Russes. Là, on commence à se rendre compte de la justesse des revendications des ténors.
À l’opéra plus qu’ailleurs, c’est en forgeant qu’on devient forgeron. Sans contrats à honorer une voix dépérit. Mais il nous manque des témoignages à visage découvert, car aucun artiste ne se vantera de sa situation de fin-de-droits. Dans le monde du spectacle, tout le monde craint l’effet pestiférant du chômage. Et il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, de "petits" chanteurs, mais quelquefois de solistes de premier plan ! Cela paraît difficile à imaginer, mais nos pêcheurs de perles font cette remarque : Nous formons de jeunes chanteurs qui possèdent plus de moyens que nous n’en avions à nos débuts, mais qui ne trouvent pas de contrats… Pour une fois des tabous sont levés.
Chiffres à l’appui, il est permis de s’indigner : le seul Opéra de Paris emploie cette année 88 % de solistes non-francophones. C’est le même refrain pour les artistes des Choeurs ; choristes Anglais à Lyon, Allemands à Strasbourg. Mais chut !… Le Droit Européen sur la libre circulation des biens et des personnes leur intime l’ordre de se taire.
La France connaîtrait donc une période de plein emploi ?
Des missions claires sont pourtant inscrites au cahier des charges de l’Opéra de Paris : formation et accompagnement des jeunes chanteurs. Visiblement, cette dernière mission est totalement délaissée. D’ailleurs, l’Opéra de Paris ne communique pas sur le nombre de ses élèves ni sur leur provenance.
Alors, vraiment moins bonnes les voix hexagonales ?
Le mythe du grand professeur en prend également pour son grade ; selon la déclaration personnelle que Michel Sénéchal (le ténor aux 55 ans de carrière) a livré dans une vidéo, il se trouve aux Conservatoires Nationaux Supérieurs de Musique des professeurs de chant qui n’ont jamais connu la scène, qui ne se sont pas ou peu produit devant public… "Pour Invalides, changer à Opéra..." disait la chanson. Pour couronner le tout, le Dr Marie-Noëlle Granval écrit en commentaires sur le site qu’il y a aujourd’hui des pathologies vocales liées au stress des chanteurs. Auditions rares, pression sociale ou concurrentielle, peur du chômage.
Selon le texte, c’est l’Etat lui-même qui, en donnant la primauté à des chanteurs dont les cachets ne profiteront pas à l’économie du pays, se retrouve à organiser le gâchis humain et la fuite de l’argent public. À cause d’une politique irresponsable de recrutement, il participe donc au chômage des artistes résidents en France. C’est très clair.
Se pose donc le problème central du pouvoir exorbitant et sans contrôle des directeurs d’opéra. Nommés par l’Etat, ils se comportent comme des propriétaires privés qui n’auraient ni actionnaire pour les reconduire ni tutelle contraignante pour les encadrer. Lorsqu’ils engagent des chanteurs chinois en France, il n’est pas étonnant de les voir invités en Chine la saison suivante en tant que metteur-en-scène à titre privé… Nous ne nommerons personne. Pendant ce temps, leur contrat court toujours et les chanteurs hexagonaux courent après leurs contrats ! Ces grands directeurs (car à l’opéra tout est grand n’est-ce pas) bénéficient de l’opacité inhérente au recrutement des artistes. Si un tel n’est pas engagé pour chanter Golaud, ce n’est pas parce qu’il est Français (voyons...) mais par ce qu’il y a un autre chanteur bien meilleur, qu’il soit anglais ou norvégien, qu’importe ! Peu civique, irresponsable, mais incontestable. Ce qui laisse les musiciens sans recours devant une Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations. Il y aurait pourtant de quoi en déposer, mais les aspects chiffrés feront l’objet d’un prochain article...
Se pose en parallèle le problème des agences artistiques. Ces officines, écuries étrangères montées comme des usines à Formules 1 de la voix, véritables machines de guerre économique, sont devenues suffisamment puissantes pour imposer leurs poulains en Europe. Avec leurs grandes voix bien carrossées (pas toujours dans le style demandé d’ailleurs, mais qui cela gêne-t-il ?) ils débarquent de Russie, des USA, et même d’Asie si l’on en juge par l’abondante moisson de médailles faite par ces jeunes chanteurs dans les concours. Mais ce débarquement n’accoste pas en terre prospère et n’assure ni la préservation de la langue française ni la pérennité des emplois.
Les directeurs d’opéra ont-ils donc les mains libres face à la pression des grandes agences artistiques ? La question mérite que des langues se délient, car on imagine facilement les enjeux colossaux autour de ces agences très privées, souvent russes ou américaines, bien présentes en France. Le marché des grands interprètes est limité, hautement spéculatif et le protectionnisme de notre pays est inexistant. C’est même devenu un concept péjoratif.
Il faut pourtant songer qu’un chanteur soliste Américain vient toucher un cachet allant de 7500 à 15 0000 € par soirée, entièrement versé par le contribuable, et par le spectateur ! "Les caisses sont vides"... et ces musiciens là possèdent en outre une qualité supplémentaire à laquelle nul ne songe : de retour dans son pays, ils n’ouvrent pas de droits aux indemnités des Assedics ; alors que le musicien français, oui. On ne peut pas lui en vouloir, les contrats se font rares.
C’est même là où l’Appel de Gabriel Bacquier casse la baraque. Il fait apparaître que les droits sociaux se retournent contre les artistes résidents...
Dans cette vidéo avec son compagnon de scène, il rappelle qu’au cours de leurs 20 années d’engagements au Metropolitan Opera de New-York, aucun de leur contrat "n’était valide s’il n’était pas visé par le syndicat des artistes, l’AGMA". Là bas, les directeurs d’opéra ne sont pas des renards libres dans le poulailler libre, et Gabriel Bacquier d’ajouter avec sa faconde légendaire, -"C’est pourtant le pays le plus démocratique du monde… "
Sans être des révolutionnaires ou des nationalistes, procès inévitables dès que des propositions iconoclastes voient le jour, les voix d’or de naguère et tous leurs signataires proposent non pas d’enrégimenter les musiciens dans un monde du travail idéaliste, mais simplement d’organiser une prise de conscience qui, loin de vouloir exclure les autres, propose d’inclure les nôtres. On le voit aux signatures, qu’ils soient chefs d’orchestre, instrumentistes, solistes ou choristes, tous sont touchés. Les artistes lyriques sont aussi des pères et des mères de famille qui ont des bouches à nourrir...
Le Dr Marie-Noëlle Granval, phoniâtre à Marseille, poursuit : -" On oublie souvent que le chanteur est non seulement un artiste mais aussi un athlète car l’utilisation de la voix dans ces conditions extrêmes demande un travail musculaire très pointu, que ce soit au niveau des muscles de la posture, de la respiration et de la phonation. Cette précision d’horloger demande sérénité et concentration. Cela me semble des conditions difficiles à réunir pour l’artiste qui n’est pas sûr d’avoir des engagements suffisants pour vivre et faire vivre sa famille".
Alors, de graves questions se posent : y-aurait-il de la corruption derrière tout cela ? Le manifeste ne va pas jusque là, mais il faut lire entre les lignes pour comprendre qu’il y a l’état objectif des choses, les chiffres éloquents donnés ici, et l’état subjectif, ce que tout le monde tait mais que tout le monde sait…
Le public de son côté risque également d’être sensible à ce combat, car ces maîtres de musique, en vieux briscards de la scène le disent : "le spectateur paie trois fois : "dans un premier temps pour les besoins légitimes d’une longue formation des artistes, ensuite à l’entrée du spectacle pour le cachet d’un artiste qui ne profitera pas à l’économie du pays, et une fois encore pour les besoins de l’assurance-chômage des artistes résidents de droit, restés de fait au chômage." Irréfutable !
Les signataires de l’Appel souhaitent que des troupes modestes mais stables, composées d’artistes sinon français au moins francophones, et en tous cas Résidents en France, jouent le répertoire en alternance sur plusieurs saisons, tant la situation de l’emploi, mais aussi l’affaiblissement du chant français, est préoccupante. Ils en tracent ainsi les contours :
-"A l’instar des jeunes instituteurs qui signaient un contrat avec l’Etat pendant leur formation, nous aurions des artistes sous contrat stable de deux ou trois saisons, permettant à ceux qui sont exclus aujourd’hui par cette concurrence massive d’acquérir enfin la dignité du rang où leur formation les destine." La proposition est claire, simple, ne réclame pas de moyens supplémentaires, et surtout s’appuie sur les vertus constatées des pratiques d’antan. En effet, pourquoi toujours jeter mémé dans les orties ? Dans une interview donnée à classiquenews.com, le grand Bacquier rappelle à juste titre qu’il n’aurait jamais pu démarrer la carrière qu’on lui connaît s’il n’avait pas été engagé en troupe à Bruxelles et à Paris dans les années 50.
[NDLR : retrouvez les autres videos en cliquant ici ]
Nous serons d’accord avec le Parlement des Artistes pour dire que se pose de toute manière la question de la cohérence de l’action publique depuis la formation jusqu’à l’emploi… Il s’agit non pas de légiférer mais responsabiliser, contre-balancer l’effet dévastateur de la fameuse "liberté du créateur".
Ce discours là est très différent des éternelles litanies sur les intermittents du spectacle. Il y a fort à parier que dans ces métiers à vocation, où le mérite personnel veut encore dire quelque chose, les musiciens, les danseurs, seraient même prêts à troquer leur régime d’assurance-chômage contre la garantie d’un accès normal et stable au marché du travail.
D’ailleurs, tout cela cadre bien avec l’esprit de la convention de l’Unesco d’octobre 2005 sur la protection et la promotion de la diversité culturelle qui garantit, dans le domaine de la culture, la liberté des États de définir et de mener des politiques pour préserver la diversité de leurs expressions culturelles***. Il n’y a qu’à appliquer les conventions internationales...
Que dire de plus ?... Peut-être que l’Opéra de Paris n’est pas le meilleur exemple, car lui seul pourrait se prévaloir d’un certain prestige, s’autorisant une abondance de vedettes étrangères (c’est plus glamour, n’est-ce pas ?...). Mais que penser de nos festivals d’été, des maisons d’opéra plus modestes qui affichent des distributions où une Barberine vient spécialement du Canada pour un seul air, alors que nos écoles regorgent de jeunes sopranos impatientes, à qui l’on reprochera bientôt de n’avoir pas assez d’expérience scénique.
Mon avis est que la proposition du Parlement des Artistes aurait l’avantage de pouvoir remplir une mission oubliée d’éducation populaire. Il faut reconnaître que les villes de moins de 50 000 habitants n’accueillent pas souvent des Symphonie en Sol de Ravel, des Lac des Cygnes, des oeuvres de Lassus, des quatuors de Haydn, des Cid ou des Ecole des Femmes, c’est le moins qu’on puisse dire.
Il y a des déserts culturels et une inégalité d’accès culturel sur le territoire. Dans les zones rurales, des bourgades lointaines, même les fanfares ont disparu de sous les kiosques et les écoles. La culture au plus près d’un public lui aussi en perte d’une certaine qualité de vie est en net recul. Pourtant selon le Ministère de la culture, la France dispose du meilleur réseau européen de salles, de compagnies, de structures de diffusion culturelle. Des artistes professionnels y sont donc présents, alors que font les mairies ? Poulenc ou Debussy valent bien le nettoyage d’une statue dans une petite ville du Lot où le moindre calicot coûte 3000 euros pour annoncer la fête des commerçants.
Forts de l’écho exceptionnel reçu par cette initiative, loin de tout syndicat, les signataires de l’Appel ont demandé à Mme la Ministre de la Culture à être reçus prochainement.
On en revient aux mêmes interrogations : les grands établissements publics culturels sont-ils des instruments de la politique culturelle impulsée par l’Etat, ou des entités autonomes, commerciales et industrielles, définissant elles-mêmes leurs priorités ? Existe-t-il encore une politique culturelle nationale ? L’Exécutif ne peut-il pas contraindre le créateur ? La réponse du Ministre sera très attendue. L’opéra comme toute la culture, a toujours été emblématique du Prince, et si le Prince est faible...
Sans réponse de sa part, il n’y aurait alors peut-être pas de bombe dans les opéras et les salles de concert, mais la mise au jour de statistiques secrètes mais vérifiables pourrait en faire les mêmes effets.…
(à suivre)
______________________________
Groupe Facebook Opéra Français
* Gabriel Bacquier, jeune chanteur de 83 ans, prépare la sortie d’un album des chansons de Pierre Louki (Extraits). Comme quoi la voix ne s’use que si l’on ne s’en sert pas…
**Le Parlement des Artistes est en train de se constituer en association d’intérêt public, les personnalités intéressées par ce projet sont invitées à le faire savoir à : [email protected]
*** Unesco 2005 Diversité culturelle
Art 6 ."...chaque pays peut adopter des mesures destinées à protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles sur son territoire. 2. Ces mesures peuvent inclure : (b) les mesures qui, d’une manière appropriée, offrent des opportunités aux activités, biens et services culturels nationaux, de trouver leur place parmi l’ensemble des activités, biens et services culturels disponibles sur son territoire, pour ce qui est de leur création, production, diffusion, distribution et jouissance, y compris les mesures relatives à la langue utilisée pour lesdites activités.
Quelques chiffres :
L’Opéra national de Paris fonctionne grâce à une subvention totale de 178 millions d’euros/an (457 000 euros/jour.) 38, 5 % proviennent de la billetterie.
> 380.000 spectateurs pour ses 4 salles lyriques parisiennes, à noter 10 % de spectateurs non résidents français.
Source : Rapport d’information du SÉNAT, de 2007
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