Les choses qui vont au train
Objet de convoitise et repoussoir, la voie de chemin de fer est une bonne illustration de l’ambiguïté du monde moderne : tout le monde veut une gare à proximité de chez lui, mais personne ne veut vivre près de la voie !
La voie ferrée a aussi donné naissance à une classe sociale empreinte de noblesse ouvrière, tout en étant critiquée souvent pour son corporatisme et sa propension facile à faire grève pour défendre ses intérêts particuliers.
Le chemin de fer possède une histoire relativement récente sur le plan technologique, même s’il ne fait que perfectionner un phénomène physique connu des Hommes depuis l’apparition de la roue et même si son succès lui ouvre une voie royale vers les prochaines décennies, le chemin de fer doit aussi composer avec ses limites et les défis techniques qui l’attendent.
Pour aller loin, le mieux est de ménager sa monture et pour cela, il faut lutter de façon efficace contre un phénomène physique connu depuis l’aube des temps et du commerce : le frottement.
Le frottement est ce qui disperse l’énergie mise en branle pour mouvoir un objet en chaleur et en résistance inutile contre le sol, ce qui force à déployer toujours plus d’énergie pour faire avancer l’objet.
Etant à la fois pratique et économe de son énergie, l’ Homme s’est demandé s’il n’y avait pas plus simple et efficace pour transporter de lourdes charges d’un point A à un point B, sans forcément avoir recours à la force animale.
Personne ne sait ni ou ni comment la roue, solution simplissime au problème, a fait son apparition. Est-ce en voyant des roches un tant soit peu rondes dévaler des pentes ? Est-ce en appliquant le principe du tour de potier qu’il a eu l’idée de doter une caisse de roues pour réduire fortement le frottement contre le sol ?
Les recherches actuelles tendent à démontrer que l’apparition de la roue s’est fait en de multiples lieux et civilisations, vers le IIIè millénaire avant notre ère.
Ces premiers chariots ont aidé au déploiement des premiers réseaux commerciaux locaux et internationaux mais leurs utilisateurs butaient sur un problème plus ardu : la nature du sol sur lequel faire rouler le chariot. L’herbe ? Très forte résistance, à fuir. La terre battue ? C’est plus agréable mais gare aux intempéries, la boue est rapidement un obstacle de taille. Le sable ? Encore pire, on s’y enfonce. Le gravier ? C’est plus pratique mais périlleux, les chocs et les cahots brisent les matériaux fragiles.
Les premiers Empires ont étudié la question et faute de macadam à étendre sur tout le réseau à l’exception des villes sumériennes, ce sont des pistes de gravier et de sable qui formeront l’ossature des premières routes carrossables. Pour améliorer les choses, la pierre taillée en pavera le parcours dans les premières villes si le budget le permet.
Le monde Grec, puis Rome, quadrilleront le continent européen de ces routes qui n’étaient pavées que dans les villes ou aux alentours, mais Rome en perfectionnera la conception et la construction en alternant les couches de matériaux pour rendre le parcours plus agréable et la route plus facile à entretenir et à réparer.
Il s’écoulera ensuite plus de mille ans avant que le concept ne progresse à nouveau, quand les techniciens chercheront à réduire encore plus la force de frottement pour pouvoir tirer des charges encore plus lourdes avec un minimum d’efforts.
Pourtant, le monde grec avait, dès le VIè siècle avant notre ère, posé les bases du chemin de fer. Point de rails, de traverses ni même de ballast encore, mais la base était là : l’isthme de Corinthe est une bande de terre de moins de 7 kilomètres qui sépare le Péloponnèse de la Grèce continentale. C’est peu mais assez pour contraindre les navires d’en faire le tour, s’exposant aux vents violents des trois caps du sud de la Grèce.
Afin de gagner du temps, les notables de Corinthe firent construire une voie pavée et des quais afin de poser des navires ainsi que leurs marchandises sur des chariots tirés par des esclaves ou des animaux, selon la main d’oeuvre disponible.
Mais ces attelages étaient instables à cause de sa grande masse. Afin d’aider à la stabilité, les édiles eurent l’idée de faire creuser dans les dalles des rainures afin que les roues des chariots soient guidées, aidant ainsi grandement au transport de l’ensemble.
Ce Diolkos fonctionna pendant plus de 700 ans, permettant aussi le passage rapide de navires de commerce et de guerre de petite taille, Corinthe profitant des taxes et des péages prélevés sur chaque passage.
Le chemin fut endommagé par Néron. L’empereur, en sa dernière année de son règne, avait décidé de faire mieux et de creuser un canal pour relier les deux golfes. Sa mort, un an après le début des travaux, sonnèrent la fin de ceux-ci car ses successeurs estimèrent la note trop lourde pour terminer le projet. Malheureusement, les travaux préparatoires avaient détruit une partie du Diolkos et ni Rome ni Corinthe ne voulurent ou purent le réparer. Il reste de nos jours les quais et quelques hectomètres de ces voies rainurées, l’essentiel du Diolkos ayant été détruit par le temps et le creusement du canal de Corinthe qui a repris le tracé ordonné par Néron.
Le Dioklos ne subsiste plus que par endroits désormais.
Après la chute de Rome, les voies romaines vont perdre de leur attrait, usées et peu entretenues. Elles sont aussi rendues inutiles car faites pour le commerce international alors que la contraction de l’économie impose un repli des régions sur elles-mêmes pour les siècles à venir. Des chemins vicinaux, plus aptes au commerce local, se développent et le transport sur longue distance se fait en grande priorité par voie fluviale.
Le chariot à roue va demeurer pendant mille ans la meilleure façon de transporter les marchandises locales sur terre ferme. Pourtant, dès le XVè siècle, de petites innovations préparent le terrain de la naissance du chemin de fer : les premières mines européennes sont dotées de rail en bois afin de guider les lourds chariots de gravats. Tirés par des chevaux, les chariots sont ensuite montés sur des rails en métal, plus solides et permettant ainsi de tirer des charges plus importantes encore. Au XVIIIè siècle, en Angleterre, les roues se garnissent de caoutchouc pour plus de stabilité mais il en est retiré des roues car le matériau est trop fragile sous les charges de plus en plus lourdes. Profitant des innovations portant sur les moteurs à vapeur, les premières locomotives apparaissent et le début du XIXè siècle voit la Révolution Industrielle transformer à jamais les paysages anglais.
Il convient ici de préciser une chose peu connue : le chemin de fer, à son apparition, n’est absolument pas pensé comme étant un moyen de transport des personnes !
D’ailleurs, avant le XIXè siècle, très peu de personnes voyagent. L’expression « vivre et mourir au pays » est très vraie. La mobilité personnelle est très mal vue, il n’y a qu’à voir les lois qui frappent les vagabonds et les passeports parfois nécessaires pour aller d’une ville à l’autre !
Qui voyage à cette époque ? Les commerçants ou leurs représentants, les militaires en campagne, les pèlerins ou les nobles en visite à la Cour. Ce qui doit représenter 5 % de la population au mieux. Les autres ? Les paysans représentent 85 % à peu près de la population et ils n’ont ni de raisons ni parfois le droit de quitter les terres de leur seigneur. Quand aux bourgeois et aux citadins, ils n’ont aucune raison de quitter leurs villes, les familles étant concentrées sur un petit territoire souvent et les riches payent le plus souvent leurs avoués pour voyager à leur place pour s’occuper de leurs affaires.
Cela se lit dans le tracé des premières lignes, qui toutes partent de mines pour aller à l’usine de traitement la plus proche. En France, la première ligne ferrée relie en 1827 le Pont-de-l’âne à Andrézieux, ou le minerai et le charbon étaient déchargés sur des bateaux naviguant sur la Loire. Mais c’est dès 1825 que l’Angleterre avait connu l’exploitation commerciale de la première ligne de chemin de fer, qui reliait les mines du nord du Yorkshire au port de Stockton sur 20 km.
On le voit, la ligne passe en dehors de la ville de Saint-Etienne pour desservir ses mines en banlieue.
A l’époque, l’exploitation était passablement compliquée. Les locomotives à vapeur n’existaient pas encore et les wagons étaient tirés par des chevaux. Sur les pentes trop fortes, un plan incliné permettait de franchir l’obstacle avec l’aide d’une machine à vapeur fixe située au sommet de l’obstacle : reliée au convoi, elle tirait et retenait ensuite l’ensemble dans la descente ou un autre train de chevaux attendaient pour prendre la suite. Ce n’est qu’avec la mise au point des locomotives fiables et assez légères pour ne pas écraser la voie sous elles que l’exploitation peut commencer sur de plus grandes distances : en 1833 encore, une partie du trajet entre Saint-Etienne et Lyon se fait par traction hippotractée en 5 heures !
Des locomotives de ce type reliaient Paris à Brest en une douzaine d'heures en 1860.
Il n’est pas étonnant de voir la région de Saint-Etienne être la première dotée de voies ferrées car à l’époque, les mines de charbon du Forez constituent le gisement le plus important du pays. Les mines du Nord ne seront exploitées pleinement que des décennies plus tard. L’exportation du charbon exige des moyens conséquents. Le canal du Briare relie Andrézieux à la Loire puis à Paris. Le canal de Givors est ouvert dès 1780 avec l’ambition de relier à terme le Rhône et la Loire, mais les obstacles géologiques et hydrologiques feront que ce canal restera une impasse avant d’être déclassé puis comblé par le trajet de l’ A 47.
Une des raisons de l'échec du canal est la quantité d'eau insuffisante pour alimenter ce dernier.
La construction de ces deux premières lignes augure de la suite : l’ Etat, propriétaire du terrain concédé, confie la construction à des entreprises privées puis elle laisse ces compagnies exploiter le tracé, encaissant des péages aux tarifs attractifs encore. Ces compagnies s’entendent toutefois sur un type d’écartement standard, ce qui permettra d’éviter à transborder les marchandises d’un wagon à l’autre.
Devant le succès de ces deux premières lignes, le pays va commencer à se couvrir de voies de chemin de fer, avec toujours le même objectif premier : le transport des marchandises, des lieux de production aux lieux de transformation ou de consommation, ce qui va inciter aux voies à se diriger tout naturellement vers Paris.
L’expérience acquise par ces deux premières lignes profite rapidement aux compagnies concurrentes. Les rails de fonte sont rapidement abandonnés car trop cassant, laissant la place aux longues lames en acier. Les roches d’appuis sont renforcés par des traverses afin de pallier aux mouvements naturels du terrain. Quand les locomotives à vapeur seront assez puissantes, les premiers plans inclinés seront déclassés puis démontés.
Dès 1840, les progrès techniques permettent au rail anglais de se répandre sur tout le pays afin de contenter les besoins commerciaux et du courrier. Tout naturellement, l’exploitation s’ouvre au trafic passager et les fermiers peuvent transporter plus rapidement et donc plus loin leurs produits. Cela va avoir une conséquence inattendue : la taille moyenne des Français, qui stagnait depuis des siècles, va prendre une vingtaine de centimètres en quelques décennies. L’explication est simple : les jeunes peuvent aller plus loin et trouver leurs épouses dans des villes et des villages ou leurs ancêtres n’allaient jamais. Cela va réduire de façon drastique la consanguinité régionale et faciliter le brassage des populations.
Napoléon III, au contraire de ses ingénieurs pour qui les voies de chemin de fer n’ont d’utilité qu’en tant que prolongement secs des canaux existants, comprend l’importance de la révolution technologique qui se trame en Angleterre et encourage les compagnies privées à investir massivement dans ce nouveau moyen de transport. Mais au contraire des anglais, qui laissent le secteur privé faire tout et n’importe quoi ( on comptera plus de 200 compagnies privées en concurrence complète. Ainsi, Londres et Edimbourg sont reliées par plusieurs voies ferrées concurrentes qui ont chacune leur propre tracé ), l’empire favorise l’émergence de six grandes compagnies a qui le pouvoir concède des tracés pointés vers Paris, la ville qui a la plus grande influence économique du pays. Elles desservent chacun un secteur du pays, en complète autonomie et en complet monopole sur leurs secteurs.
Rapidement, les locomotives deviennent des monstres de puissance et de technologie et leurs conducteurs sont formés pour en dompter tous les mécanismes. Cela permet de relier Paris à Marseille en une dizaine d’heures au lieu de deux semaines par malle poste.
Ce raccourcissement des distances pose un problème particulier aux compagnies : la mesure du temps.
Avant, chaque ville se calait sur son midi vrai par rapport au soleil. Comme les voyages étaient rares et lents, cela n’avait aucune importance d’avoir midi à Paris alors qu’il était déjà 12 h 15 à Nice et seulement 11 h 40 à Brest.
Mais avec le chemin de fer, il devient primordial de savoir quelle heure il est réellement : impossible sinon de caler efficacement les correspondances et les remplacement de machines.
En effet, à cette époque, la locomotive avait tout au plus deux ou trois heures d’autonomie. Ensuite, sa chaudière n’avait plus ni eau ni vapeur. Et une fois le plein d’eau fait, il fallait deux bonnes heures avant qu’elle ne produise assez de vapeur. Les wagons étaient alors détachés lors d’un arrêt en gare et la locomotive remplacée par une toute prête pour remplacer la première qui commençait à se préparer pour prendre en charge le train suivant. On avait donc une succession de 6 ou 7 locomotives pour réaliser le parcours.
Savoir l’heure était dès lors important pour planifier les changements de machines et pour permettre aux voyageurs d’arriver à l’heure pour prendre leurs trains.
Les compagnies vont tenter de s’organiser avec un double horaire : l’heure de Paris et l’heure locale. Mais cela ne convient pas et finalement, la mise en place du Temps Universel et des fuseaux horaires règle le problème : la France entière est mise à l’heure de Paris, et tant pis pour le petit décalage par rapport au soleil.
Les voies peuvent alors s’allonger sur tout le territoire ou presque. A partir des radiales principales vers Lille, Strasbourg, Lyon puis Marseille, Bordeaux Toulouse et Nantes, s’organisent un réseau secondaire, toujours sous la houlette des compagnies concernées. Mais ces dernières voient vite que ces voies sont à peine rentables malgré leurs monopoles locaux. Pire, la compagnie de l’Ouest, qui dessert Brest et la Normandie, comprends que même avec sa radiale primaire, elle est structurellement déficitaire.
Ces compagnies devaient gérer deux types de réseaux : des lignes locales rachetées en même temps que leurs compagnies, et des lignes construites directement. Mais pour pouvoir exploiter ces lignes rentables, les compagnies devaient aussi construire et gérer des lignes déficitaires par nature, décidées par les gouvernement impériaux puis républicains : l’arrivée d’une ligne était signe de progrès économique et de promesses de meilleurs lendemain. En résumé, le pouvoir politique imposait des lignes pour des raisons électorales avant tout. La compagnie de l’ Ouest est la première à frôler la faillite et l’ Etat est contrainte de la nationaliser en 1909 et de maintenir des liaisons lourdement déficitaires sous peine de coup de bambou électoral.
Ce trop plein de lignes est à l’origine du krach de 1847. En Angleterre, plus de 200 compagnies construisent et exploitent un réseau mais rapidement, ces entreprises montrent leur fragilité car le moindre surcout précipite la faillite de la société, interrompant souvent les travaux et engloutissant des fortunes dans des faillites retentissantes. En France, le Crédit mobilier, fondé par Napoléon III, met la clé sous la porte après seulement 12 ans d’exercice, ce qui provoque une mutation boursière pour continuer à financer les réseaux de plus en plus tentaculaires : en 1914, la France compte 19 000 kilomètres de rail, l’empire allemand plus de 20 000 et le Royaume-Uni plus de 25 000.
La Première guerre mondiale constitue un coup d’arrêt provisoire à l’expansion du réseau européen. Une fois les armes tues, les réparations remettent en état le réseau de l’ Est et du Nord détruits mais l’ époque des pionniers est révolue. Ce sont désormais les conseils généraux qui demandent à des raccordement et à des constructions de lignes locales pour parachever le réseau tertiaire, bien souvent en voie métrique pour limiter les couts pour les compagnies.
Ces lignes arrivent cependant bien trop tard pour avoir une chance de survivre économiquement : les routes sont goudronnées et le rail est sérieusement concurrencé par le camion, plus souple d’utilisation car le camion peut aller partout au contraire du rail qui a impérativement besoin d’infrastructures couteuses. Ces lignes ont le plus souvent un succès auprès des populations locales mais la fréquence reste faible : le plus souvent, il y a deux trains le matin, un sur midi et deux autres le soir dans chaque sens, si ce n’est moins.
Il y a 50 kilomètres entre Marans et Niort et la desserte est plus forte les jours de foire commerciale.
Face aux déficits qui s’accumulent, la plupart de ces lignes ferment après quelques dizaines d’années d’existence, souvent moins : la ligne Berck-Le Touquet, longue de 17 km, ferme après 20 ans d’exploitation. Sur tout le pays, moins de 10 de ces lignes sont portées à l’écartement standard pour poursuivre l’exploitation. Les autres ferment, remplacées pour certaines par des lignes de bus mais le plus souvent, par rien.
L’ère de la gestation terminée, elle laisse la place à celui de la gestion. Les premières compagnies ont standardisé l’écartement, le matériel et la signalisation pour plus d’économies, ce qui permet aussi aux salariés de passer de l’ une à l’autre sans trop de problèmes. Il faut dire que l’unification ne concernait pas uniquement le matériel, mais aussi le personnel dans sa formation.
A l’origine, le cheminot ( ou chemineau ) désigne un vagabond. Le terme est repris pour désigner les ouvriers chargés de la construction des voies et qui avançaient avec elles à pied. Le terme a fini par désigner tout employé d’une compagnie de chemin de fer, quelque soit son travail effectif.
Le réseau étant scindé en 6 grandes compagnies, il y avait autant de formations, de rémunérations et de protections sociales différentes, toutes faibles. Napoléon III intervient et force l’unification des statuts, conférants aux cheminots de grands avantages pour pallier aux difficultés et à la dangerosité du métier : les retours de vapeurs accidentelles sont en effet meurtriers malgré le grand soin porté à la sécurité des travailleurs.
Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, le cheminot est le plus souvent exclu de la société : l’ Eglise, encore puissante, refuse souvent de les marier au motif de leur travail dominical. Les sociétés sécurisent aussi le personnel en les confinant dans des cités-jardins pour leur éviter les tentations de la ville. Rapidement, un sentiment de classe à part se fait sentir et souvent, le cheminot se marie dans le métier. Conscients de leur force de frappe syndicale, ils ne peuvent cependant pas faire front commun car les compagnies séparent soigneusement leurs employés des autres pour éviter l’effet de masse. Ce n’est que lorsque ces compagnies seront réunies au sein de la SNCF que le pouvoir syndical du cheminot se fera vraiment sentir. Leur forte conscience de classe se fait encore sentir aujourd’hui avec leur hiérarchie interne, leur vocabulaire.
Zola est un des premiers écrivains à louer les nouveaux forçats du rail.
Déficitaires souvent par nature ou à cause des charges exigées par l’ Etat pour mailler le territoire, les compagnies s’endettent de plus en plus pour survivre mais l’inévitable se fait jour en 1937 : la nationalisation et la fusion des compagnies privées en une devient effective à cette date. L’ Etat doit lourdement indemniser les actionnaires mais en retour il hérite d’un vaste réseau commercial et de tourisme. Surtout, il met la main sur des voies essentielles sur le plan militaire alors que se profile la seconde guerre mondiale : dès l’occupation de la Rhénanie, il est clair pour beaucoup de monde qu’ Hitler mettra à court terme le continent à feu et à sang.
Le conflit s’avère meurtrier et destructeur en effet, les cheminots payant souvent le prix du sang pour leurs actes de résistances. La paix revenue, le pays reconstruit ses ponts et ses voies détruites, mais avec de la mauvaise volonté déjà : les dégâts sont importants, et surtout le rail connait la concurrence frontale avec la route. Les voitures étaient avant un luxe inouï, mais désormais avec la 2cv, la 4L et la Dauphine, tout le monde ou presque peut se payer une voiture. Les routes s’allongent, les autoroutes quadrillent le pays pour un cout bien moins élevé que des rails et un cout d’exploitation bien moindre. De nombreuses lignes non rentables ferment dans la grande indifférence du public qui ne jure que par le moteur à explosion. Personne ne parle écologie, et le réchauffement climatique n’est même pas une théorie dans cet hiver 54 ou les logis mal isolés gèlent.
Les gouvernement doivent donc se livrer à un numéro d’équilibriste financier car pour beaucoup, le train n’a plus d’avenir en France, certains théorisant même sa disparition au bénéfice de la voiture et de l’avion.
Ce qui sauve la SNCF, c’est d’une part les deux chocs pétroliers des années 70 et d’autre part, sa volonté de moderniser son matériel et ses infrastructures. L’électrification avait commencé dès les années 1920 par des lignes de montagne mais c’est dans les années 50 que la vapeur et le diésel reculent de façon massive. L’argument de la pollution n’est pas mis en avant, ce sont les grandes vitesses qui sont mises en valeur : les rames passent les 300 km/h dès les années 70 et servent de base au projet de TGV qui fait entrer la SNCF dans une nouvelle dimension, se permettant de concurrencer les lignes aériennes intérieures les plus rentables.
La rapidité et la modernité sauvent le train, pour un temps. Car ce développement se fait au lent détriment des lignes locales et de banlieue, faute d’argent. C’est un choix stratégique assumé car la direction pense que la grande vitesse dégagera assez de bénéfices pour financer les lignes locales. Mauvais calcul, car la politique s’en est mêlée comme un siècle avant.
Les édiles locaux font des pieds et des mains pour voir leurs villes raccordées au réseau, et ce même si l’exploitation se montre dès le départ lourdement déficitaire. Les lignes et les gares betteraves se multiplient, sans liaisons avec les TER locaux qui assureraient pourtant un complément intelligent, ce qui grève les comptes publics de plus en plus jusqu’au moment ou la Cour des Comptes dit « stop ».
C’est un peu la malédiction qui recommence : le train est un puissant symbole politique et économique, même si dans la réalité les résultats ne sont pas au rendez-vous. Mais il FAUT que la petite ville conserve sa ligne et sa gare, pour des raisons électorales, pour favoriser la réélection du député du coin qui est du même parti que la présidence. Et tant pis si les 8 ou 10 liaisons quotidiennes ne voient au total que quelques dizaines de passagers au total monter dans le train avant même que la SNCF ne réduise la voilure pour limiter les pertes.
Pour les habitants du cru, la fermeture de la ligne est synonyme d’enfermement, de relégation, d’exclusion même si ces mêmes personnes ne prenaient jamais le train avant, ayant toujours préféré la voiture pour gagner 15 ou 30 minutes par jour. C’est vécu comme un déclassement économique, même si le fret n’était plus exploité sur rail depuis trente ans.
Parce que souvenons nous de cela : le rôle premier du rail était d’acheminer les minerais, les marchandises en ville pour y être transformées et exportées ensuite.
Hors, les 30 Glorieuses se sont achevées et les mines ont fermé, victimes du charbon et du fer importé à bien moindre cout. L’industrie a massivement délocalisé à l’étranger et les produits arrivent par bateaux avant de partir sur des camions.
La justification économique de bien des lignes n’existe plus et les passagers ne font qu’ alourdir la note en raison de la subvention massive de ces dernières.
Reste la justification écologique. Le train électrique ne pollue presque pas mais bien souvent, les horaires de liaisons ne facilitent pas les correspondances pratiques, et cela détourne le public encore vers la voiture. Qui voudrait faire 16 heures de trajet total avec correspondances quand 6 suffisent par la route ?
On le voit, le train est avant tout victime de son poids technologique, de sa lourdeur opérationnelle. Il n’est tout simplement pas possible d’effectuer des trajets à la demande, ce qui pourrait raviver l’intérêt des passagers en ces temps ou le prix du carburant s’envole avec la même légèreté lyrique du prix d’un iPhone.
Pourtant, c’est un mode de transport rapide, simple, qui permet aux personnes dépourvues de voitures ou de permis d’aller plus loin qu’à portée de vélo. Mais les choix politiques, sociétaux, technologiques et opérationnels font de ce mode un moyen de transport hors de prix, accessible uniquement grâce aux subventions, et donc à nos impôts, ce au détriment de l’entretien et de l’avenir.
Les solutions sont aussi nombreuses que les consultants qui s’expriment. Certains ne jurent que par le marché comme en Angleterre ou British Rail a été complètement privatisée. C’est un échec, et le gouvernement anglais revient lentement sur la décision.
Pour d’autres, la concession à des compagnies locales privées serait une solution, comme en Allemagne ou la Deutsche Bahn a privatisé de nombreuses lignes locales et de banlieue.
C’est semble t-il un succès : 900 kilomètres de voies fermées par la DB ont rouvert. Les compagnies sont de petites tailles, exploitant un matériel simple mais fiable. Surtout, les Lands allemands font partie des actionnaires et ont leur mot à dire sur la fréquence et les horaires, ce qui assure un minimum de service public. Ces compagnies n’ont pas la lourdeur de la dette à trainer et exploitent les lignes au plus près des besoins de la population. C’est une idée à creuser.
Pour l’heure, la SNCF mise tout de même aussi sur l’avenir : la réforme fait grincer des dents mais en contrepartie elle ouvre de nouveaux chantiers. L’abandon des lignes à grandes vitesses déficitaires vers Nice et Toulouse via Limoges et Poitiers dégage de l’argent qui peut être investi sur le renouvellement de rames datant parfois des années 70.
Une des premières rames à hydrogène. Le gaz est pour le moment extrait du gaz naturel mais il est prévu d'exploiter à l'avenir l'eau pour réduire au maximum les rejets de CO2 lors de sa production.
Alstom, constructeur de rames privé, mise sur l’hydrogène pour remplacer les rames diesel et les premiers trains régionaux ont commencé à circuler en Allemagne.
La SNCF, quand à elle, va travailler sur les trains connectés sans chauffeurs, ce qui permettrait d’exploiter plus efficacement le réseau en rationalisant la circulation. Sans conducteurs, ces rames ne sont pas limitées par les horaires de travail, ce qui peut aider à rationaliser la circulation, limitant les retards et les annulations en raison de l’absence du conducteur pour diverses raisons.
En voyant plus loin, on peut imaginer, à moyen terme, une exploitation complètement numérique des petites lignes : sans conducteurs, le cout d’exploitation est moindre, ce qui rend rentable des liaisons actuellement déficitaires.
On peut aussi imaginer un service à la demande sur rail, avec la mise à disposition d’une rame aux horaires les plus demandés par le public présent sur la ligne et qui ont demandé via leurs portable le service à un horaire proche de celui désiré.
A première vue, cela semble aller contre l’emploi. A la SNCF, ce ne serait pas une nouveauté : des 500 000 employés des années 30, il n’en reste que 170 000 à peu près actuellement.
Il faut dire que les métiers du rail ont énormément évolués durant ce laps de temps, et souvent, une personne demeure nécessaire là ou il en fallait 5 avant, mais avec une technologie plus ancienne et obsolète. La conduite et l’entretien d’une machine électrique est plus simple et demande moins de main d’oeuvre qu’une traction à vapeur. Les métiers en sont aussi différents. Il est inévitable que ce processus continue dans ce sens.
Il faut aussi reconnaitre que la plupart des employés actuels ne seront pas ceux concernés par les changements. Les travailleurs actuels gardent leur statut de cheminot, qui s’éteindra lentement au fil des départs à la retraite, laissant la place à de nouvelles personnes, apportant de nouvelles compétences pour exploiter les lignes mâtinées de numérique.
Mode de transport révolutionnaire et populaire, le train a connu de rudes moments, freiné par les évolutions technologiques mal appliquées parfois, victime aussi du monde politique qui a instrumentalisé la voie pour des raisons étatiques ou partisanes.
La flambée du prix des carburant a sauvé le train et la raréfaction des énergies fossiles en devient un atout certain car il est bien plus simple de concevoir des rames fonctionnant à l’hydrogène que des voitures individuelles.
L’irruption du numérique participe aussi d’une possible évolution vers plus de flexibilité, permettant la circulation de navettes miniatures ( 10 à 20 passagers ), donnant un nouvel avenir aux voies actuellement en sursis car inadaptées aux besoins de la population en en faisant de vrais métros régionaux.
La fin programmée du statut de cheminot risque en fait de n’être qu’une évolution vers quelque chose d’autre : les anciens auront largement le temps de transmettre aux jeunes leur culture, leurs traditions. Il y a fort à parier que comme tous bons jeunes, ces derniers regarderont leurs ainés un peu comme de vieux croulants mais c’est le lot de toute génération après tout. Le train est bien parti pour perdurer, pour prix d’un changement technologique et générationnel.
Cela ira à son rythme, au train ou vont les choses…
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