Les conservateurs, c’est les autres
Les Français ont un rapport complexe au statut et à la puissance de leur nation : ils se montrent à la fois arrogants et pessimistes. D’où vient cette attitude ? Et quelles en sont les conséquences ?

Arrogance…
« La civilisation française constitue un rempart infranchissable contre l’épidémie de choléra » disait Casimir Périer (lien) en 1831. Un an plus tard, il mourait du choléra.
Nous croyons à une supériorité française, profonde et éternelle, qui serait moins économique que morale et culturelle. Nous nous croyons porteurs d’un modèle à vocation universelle. Même si nous ne rayonnons plus avec l’éclat du XVIIIème siècle (ce dont nous ne nous remettrons jamais), nous pensons toujours que le monde a besoin de nous et de nos idées.
Dominique de Villepin, Premier Ministre, disait ainsi, dans ses vœux à la presse de 2006 (lien) : « Il y a une ambition commune, une fierté commune ; nous sommes tous fiers d’être Français, nous voulons affirmer cette identité française […]. La France a une vocation. Elle a les vocations européenne et internationale ; elle a quelque chose à dire de particulier sur la scène mondiale ; elle a des valeurs et des principes de justice, de liberté, de paix à défendre, et elle doit apporter sa contribution, tous les jours davantage, dans un monde [qui ne sera] pas facile. […] La France doit parler, doit agir, doit se faire entendre, parce que l’expérience qui est la nôtre, l’esprit d’humanisme et d’universalisme qui est le nôtre, dans bien des cas, peut faire la différence ».
Une dizaine d’années plus tôt, Edouard Balladur, dans son discours de politique générale de 1993 disait être animé d’une volonté : « celle de refaire de la France un exemple », de « construire un nouvel exemple français ». Pour lui, « La France doit continuer à jouer un rôle dans le monde », « dans les négociations économiques mondiales aussi, pour limiter les déséquilibres monétaires et pour éviter que les échanges commerciaux ne soient perturbés par eux, comme par la différence des régimes sociaux ». Tout n’a pas été suivi d’effet…
Cette exemplarité française, nous sommes nombreux à y croire, alors même que nos désirs ne s’accordent pas nécessairement à la réalité. Il est vrai que la France a « quelque chose à dire sur la scène internationale » : elle l’a ainsi montré par la voix de Dominique de Villepin s’insurgeant contre la guerre en Irak à la tribune des Nations Unies. Cependant, ce beau discours n’a pu empêcher la guerre. Nous avons toujours des valeurs à défendre, mais parvenons rarement à les imposer.
Même chez nous, nous avons parfois du mal à vivre selon les principes du pays des Droits de l’Homme. Savez-vous que la presse française, par exemple, est ainsi une des moins libres des pays développés ? La France se place au 44ème rang mondial du classement Reporters Sans Frontières de 2010, derrière la Papouasie Nouvelle Guinée, la Corée du Sud et la Tanzanie, à cause de mises en examen de journalistes, de perquisitions et d’ingérences des autorités politiques.
Dans le domaine culturel, la France reste selon nous LE pays des arts. Nous avons, n’est-ce pas, la meilleure littérature, les plus beaux monuments, le goût le plus raffiné. Cependant, force est de constater que, depuis un certain nombre d’années, les Américains, qui pour nous sont des ploucs et ne voient pas plus loin que le Da Vinci Code, produisent une littérature plus riche que la nôtre. Et que dire de celle des pays « émergents » comme le Brésil, le Mexique ou l’Inde ?
Ces faiblesses, nous refusons pourtant de les voir. La France éternelle est influente, démocratique, lettrée, indestructible, immortelle. Comme le choléra de Casimir Périer, le nuage de Tchernobyl ne s’est-il pas arrêté à nos frontières ?
Cette puissance symbolique, diplomatique et culturelle à laquelle nous croyons tant, nous la préférons à la puissance économique, ressentie comme vulgaire et de toute façon inatteignable.
Autoflagellation
Sur le plan économique, en effet, nous faisons moins les fiers. Plus de sept Français sur dix (71% exactement) estiment que la France est "en déclin", selon un sondage Ifop paru à l’été 2010. Une enquête IPSOS de juin 2010 a révélé que seuls 12% des Français s'attendaient à ce que leur situation financière s'améliore dans les six mois à venir, et sur ce critère la France arrivait dernière des vingt-quatre pays où l’enquête avait été menée. A titre de comparaison, 89% des Brésiliens étaient confiants quant à l’amélioration de leurs finances.
"Il existe un décalage entre la situation réelle de l'économie française et la perception qu'en ont les Français, qui semblent structurellement plus pessimistes que d'autres", observe Céline Bracq, directrice adjointe de BVA Opinion, citée par le Parisien.
Il semble y avoir une volupté française dans l’autoflagellation. Ce pessimisme français, angoissé et décliniste, est loin d’être nouveau et ne se limite pas à l’économie : au Moyen-âge, vers 1350, Eustache Deschamps, dans ses Lamentations de France, faisait parler ainsi son pays :
Je plains et pleure le temps que j’ai perdu,
Vaillance, honneur…
Mon nom se perd et tourne en moquerie.
Je périrai et c’est pourquoi je crie
On retrouve ce type de discours tout au long des siècles qui suivent, à deux exceptions près : le règne de Louis XIV et la période napoléonienne. Ce sont les deux seuls moments, entre le temps des chevaliers et l’époque actuelle, où les Français ont cru en eux, et il a fallu pour cela l’aura de deux grands conquérants. Cette constatation ne nous est pas d’un grand secours, à l’heure de l’Union Européenne et du multilatéralisme.
Le vingtième siècle, avec ses deux guerres mondiales, a suscité un regain des théories du déclin. Charles Morazé, dans son cours de 1947-1948 à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, affirmait que « notre pays est devenu la première des secondes puissances », ce qui, pour une nation qui a été le centre culturel, linguistique et politique de l’Europe, était proprement inacceptable.
La blessure ne s’est jamais refermée. En 1968, dans son célèbre éditorial « La France s’ennuie », Pierre Viansson-Ponté évoque « une petite France presque réduite à l’Hexagone, qui n’est pas vraiment malheureuse ni vraiment prospère, en paix avec tout le monde, sans grande prise sur les événements mondiaux ». Comme nous étions loin de la France napoléonienne qui faisait trembler l’Europe !
Le nouveau millénaire n’y a rien changé : on se souvient de La France qui tombe de Nicolas Baverez, publié en 2003. L’auteur y décrit, non sans volupté, les multiples échecs français : faillite économique, faillite diplomatique, faillite des élites, chômage, impôts trop élevés, grèves trop fréquentes, etc.
Pourtant, là encore, comme pour l’arrogance, la passion l’emporte sur la raison : la France est la 6ème puissance mondiale par son PIB ; elle compte des multinationales dynamiques ; elle est le cinquième exportateur de biens dans le monde, le quatrième pour les services et le troisième pour l’agriculture. Elle se situe au deuxième rang mondial des pays d’accueil des investissements directs provenant de l’étranger, et elle reste un pôle touristique majeur. Elle est membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, du G8 et du G20, et est un pilier de l’Union Européenne ; elle possède l’arme nucléaire et son armée est déployée à travers le monde. Elle n’est donc pas précisément une micro-puissance. La France n’a pas disparu dans les poussières de l’histoire !
Nous craignons confusément le déclin, sans arguments précis, et, en même temps, nous nous targuons, souvent à tort, d’être supérieurs. Comment pouvons-nous être à la fois déclinistes et arrogants ?
C’est notre relation aux autres qui nous fait concilier ces deux attitudes : nous nous trouvons merveilleux, c’est acquis, mais les autres ne nous aiment pas autant qu’ils le devraient. Ils nous nuisent, d’où notre déclin inéluctable. On nous veut du mal parce que nous sommes trop bien !
L’angoisse de la concurrence économique
Nous n’avons, par exemple, jamais vraiment accepté l’idée de la concurrence économique internationale : chantres d’Airbus, nous vouons une haine féroce à Boeing ; nous sommes terrifiés à l’idée que le sucre de canne détrône notre sacro-sainte betterave ; et nous serions prêts à lapider celui qui donnerait des secrets de fabrication Michelin à Bridgestone.
Cette tendance est très ancienne. En 1845, Frédéric Bastiat se moquait déjà de ce trait de caractère français, dans sa « Pétition des fabricants de chandelles » adressée aux députés, et dans laquelle on lit : « Nous subissons l'intolérable concurrence d'un rival étranger placé, à ce qu'il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu'il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit ; car, aussitôt qu'il se montre, notre vente cesse, tous les consommateurs s'adressent à lui, et une branche d'industrie française, dont les ramifications sont innombrables, est tout à coup frappée de la stagnation la plus complète. Ce rival, qui n'est autre que le soleil, nous fait une guerre si acharnée, que nous soupçonnons qu'il nous est suscité par la perfide Albion (bonne diplomatie par le temps qui court !), d'autant qu'il a pour cette île orgueilleuse des ménagements dont il se dispense envers nous. Nous demandons qu'il vous plaise de faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contre-vents, volets, rideaux, vasistas, œils-de-bœuf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice des belles industries dont nous nous flattons d'avoir doté le pays, qui ne saurait sans ingratitude nous abandonner aujourd'hui à une lutte si inégale ».
Sans doute, cette aversion de la concurrence est-elle liée à notre égalitarisme : nous pensons qu’il n’est pas juste d’être plus riche ou plus fort. Robins des bois des marchés, nous voulons défendre le petit Français méritant contre le gros étranger privilégié.
Nous pensons en effet que, si les autres nous battent, c’est qu’ils disposent d’avantages indus : si les Japonais nous dépassent, c’est qu'ils acceptent des cadences infernales ; si les Américains sont meilleurs, c’est qu'ils pratiquent un droit du travail qui ne les protège pas et que leurs entreprises bénéficient de commandes massives du Pentagone ; les Italiens ne paient pas leurs impôts ; les Chinois sont mal payés et travaillent trop ; les Singapouriens n'ont pas le droit de grève ; les pays du Golfe ne paient pas l'énergie…
C’est en partie à cause de cette perception que, comme nous l’avons montré dans un article précédent, les Français parlent toujours de « miracle » pour qualifier la réussite des autres pays : nous sommes en effet tentés de magnifier ces avantages et de les transformer en miracle, pour ne pas voir que, si les autres sont plus performants que nous, c’est soit qu’ils sont plus grands et plus puissants (Etats-Unis) soit qu’ils ont pris ou prennent de meilleures décisions que nous ou qu’ils travaillent plus et mieux (Allemagne).
Le conservatisme
Nous avons du mal à prendre les bonnes décisions au bon moment et plus encore à nous y tenir, car les deux grands courants qui nous irriguent, l’arrogance et le pessimisme, nourrissent le conservatisme. Pourquoi changer, puisque nous avons raison ? La France est par nature un modèle : pas besoin de chercher à la rendre telle. Et pourquoi changer, puisque nous sommes battus d’avance ? La France va peu à peu sortir des dix premières puissances mondiales : c’est ainsi, nous n’y pouvons rien, n’est-ce pas ?
Les choses seraient sans doute un peu différentes si, au lieu d’un très lent déclin indolore, nous craignions une catastrophe. Peut-être alors nous mettrions-nous à l’ouvrage pour redresser la barre. Peut-être alors le pays accepterait-il de profonds changements. Mais nous n’en sommes pas là : nous craignons une diminution de notre puissance mais nous n’envisageons pas l’effondrement. Notre pessimisme reste mesuré, presque élégant, comme notre déclin : nous annonçons une recrudescence du chômage, une baisse du pouvoir d’achat, une perte de compétitivité mais nous ne croyons pas à la faillite. Nous voyons le précipice qui menace les autres, nos voisins grecs et irlandais l’ont mis en lumière – mais nous n’imaginons pas pouvoir tomber dedans. Non, mon cher, nous n’en sommes quand même pas là !
Cette vision biaisée s’explique en partie par le fait que nous n’avons pas connu de cataclysme majeur depuis la seconde guerre mondiale. Le souvenir des grandes crises est estompé et nous avons oublié que le pire pouvait arriver. Cette illusion se nourrit aussi de notre foi dans la solidité du « parapluie social » national, censé nous abriter des plus forts orages. Or ce parapluie social, dont nous sommes – à raison – si fiers, et qui fait l’originalité du modèle français, n’existe pas si le parapluie économique prend l’eau.
En somme, nous faisons preuve d’arrogance et de pessimisme et nous évitons ce qu’il y a au milieu : le réel. Et oui, compliqué, contrasté, multiforme, peu propice aux concepts brillants et aux théories imparables, le réel nous ennuie et nous déçoit. Au pays d’Asterix, les français croient à la potion magique. A la réforme, ils préfèrent la révolution. A l’action, la parole. Nous sommes un pays de littéraires.
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